Le dernier message de Jacquemart nous éloigne un peu du sujet du fil, mais les questions qu'il pose sont stimulantes, et sont importantes pour bien d'autres sujets que celui qui nous occupe ici. En premier lieu la question de la définition de l'oppression est d'une importance évidente pour nous qui prétendons les combattre sous leurs différentes formes. Jacquemart attaque ce qu'il considère comme une définition trop subjective de l'oppression :
a écrit :- l'oppression, à la différence de l'exploitation, ne possède pas une définition rigoureuse et objective. Du coup, pour l'identifier, on est tenté d'utiliser des critères juridiques (la question des "droits"), qui ne rendent pas compte des réalités de fait ; encore pire, on est tenté d'invoquer la manière dont les gens ressentent, ou disent ressentir, la réalité de certains rapports sociaux - ce qui est une manière encore moins fiable de se faire une idée de leur réalité.
En faisant cela il ouvre la porte à la notion que finalement, les oppressions n'existent pas réellement, puisqu'on ne peut pas en juger selon des critères objectifs. Je pense qu'il y a là une erreur assez lourde de conséquences. Prenons des exemples indiscutables d'oppression, comme celle des noirs aux Etats-Unis dans les années 20. Qu'est-ce qui nous permet de dire qu'objectivement il y avait oppression ? Le fait qu'il y avait une résistance des noirs. Résistance défaite, rentrée, parfois retournée contre soi-même, mais résistance tout de même - et résistance qui a fini d'ailleurs par porter des fruits.
En vérité quand il n'y a pas résistance on ne peut pas parler d'oppression, ni même de conflit : ainsi on ne peut pas parler d'oppression des pommiers quand nous prenons leurs pommes, parce qu'ils n'y opposent aucune résistance. On ne peut pas non plus dire que le fait que les enfants de cinq ans n'aient pas le droit de vote constitue une oppression, parce qu'ils ne protestent pas contre cet état de fait de quelque manière que ce soit. On voit par ailleurs dans le domaine des oppressions nationales combien l'existence de l'oppression donne naissance à, et est rendu visible par la résistance organisée de la communauté nationale en question.
Mais une chose est claire : de manière générale il n'y pas de catégories d'êtres humains qui accepte sans résistance d'être soumis à une autre catégorie, pas plus les femmes que les algériens ou les noirs. Et si la possibilité matérielle existe de se défaire de cette soumission, la soumission est vaincue tôt ou tard.
La question qui se pose donc est non pas ce qui amène des groupes humains à entrer en conflit, mais qu'est-ce qui fait qu'un groupe puisse en soumettre un autre
durablement. Qu'est ce qui permet à ce groupe de contenir la résistance du groupe dominé ? Trois choses liées entre elles : le contrôle des ressources matérielles, le contrôle de la violence organisée, le contrôle de l'idéologie. Autrement dit la base des sociétés de classe et de l'état. Oppressions et domination de classes sont inextricablement liées, les unes servant à assurer l'autre en divisant les classes dominées en catégories antagonistes, le contrôle de l'Etat permettant de contenir les résistances aux oppressions.
C'est pourquoi ce que dit Leacock est particulièrement important quand elles parlent des querelles entre hommes et femmes chez les aborigènes australiens :
a écrit :
A further point also needs stressing: such quarrels are not, as they may first appear, structurally at the same level as similar quarrels in our own society. In our case, reciprocity in marital rights and duties is defined in the terms of 'a social order in which subsistence is gained through paid wage labor, while women supply socially, essential but unpaid services within a household. t1 dichotomy between "public" labor and "private" household service masks the household "slavery" of women. In all societies, women use the resources available to them to manipulate their situation to their advantage as best they can, but they are in a qualitatively different position, structurally, in our society from that in societies where what has been called the "household economy" is the entire economy.
Si un homme opprimait une femme dans une société préhistorique, celle-ci pouvait tout simplement, soit lui casser la gueule, soit le quitter, et aucun tribunal, aucune perte d'autonomie matérielle ne s'en suivait, parce que sa vie et son statut social ne dépendait pas de l'activité de son mari, comme c'est le cas pour les femmes prolétaires dans la société capitaliste de la France de 1910. C'est un point absolument essentiel. Et il est crucial de garder en tête que l'oppression n'est pas causée par et ne s'incarne pas principalement dans le "prestige" de l'activité de tel ou telle, mais qu'elle a des manifestations très concrètes : violence, perte de ressources matérielles...
Un autre point fait apparaître combien Jacquemart est prisonnier de conceptions idéalistes les droits et les apparences priment sur la réalité des rapports sociaux :
a écrit :- le raisonnement matérialiste, si on ne le schématise pas, marche en quelque sorte dans un sens mais pas dans l'autre. Je m'explique : la société bourgeoise est une société dont le type idéal est l'égalité (juridique) entre les membres. Cette égalité juridique tend donc à "contaminer" l'ensemble des rapports sociaux, et à faire apparaître toute inégalité de droits comme une discrimination (ce qui n'a pas empêché, nous sommes bien d'accord, de telles inégalités juridiques d'exister sous le capitalisme). Mais, et c'est le deuxième point, lorsque les femmes se sont mises à travailler dans le secteur marchand, elles accomplissaient des travaux qui auraient également pu être accomplis par les hommes. Idéalement, et de plus en plus, les femmes et les hommes apparaissent dans cette société comme des êtres humains indifférenciés du point de vue du travail, et du point de vue des droits (l'un et l'autre aspect se renforçant mutuellement).
Il y a là une grave erreur d'analyse. Quand les femmes prolétaires étaient massivement occupées au foyer
elles faisaient également des travaux qui auraient pu être accomplis par des hommes ! A moins de penser que les hommes sont incapables de faire le ménage, la vaisselle, de laver le linge et de s'occuper des enfants.... Par ailleurs il n'est pas particulièrement plus pénible d'être mère au foyer que de travailler à la mine.
La question n'est pas là, mais une fois de plus, j'insiste, sur le caractère du travail effectué :
- soit directement lié à la production capitaliste, ce qui entraîne une possibilité d'action directe sur cette économie (par la grève par exemple) et des possibilités multipliées d'action collective
- ou bien effectué gratuitement dans le cadre de la famille c'est à dire de façon individuelle et sans capacité de résistance qui frappe au coeur de l'économie capitaliste.
C'est pour cela que les marxistes ont toujours défendu l'idée que la libération des femmes passait par leur intégration à la force de travail salariée, pas pour des questions de "prestige" !...
Jacquemart dit autre chose, que je pense en revanche juste : c'est que la division du travail entre hommes et femmes, division du travail que l'on retrouve dans la quasi-totalité des sociétés primitives, est une base préexistante qui a permis lors de l'apparition des sociétés de classes qu'apparaisse l'oppression des femmes. En particulier le travail des femmes dans la reproduction des êtres humains. (pour Volia : il n'y a pas de données archéologiques sur la division du travail, puisqu'il est impossible de savoir si tel gibier a été tué par un homme ou une femme ou telle pierre taillée par un homme ou une femme. On observe en revanche dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs une division du travail, qui peut varier dans ces attributions et est plus ou moins souple. Ainsi les femmes Montagnais-Naskapi partaient à la chasse avec les hommes si elles le veulent, et les hommes s'occupaient des enfants en bas âge, sans que cela soit considéré étrange. Mais le plus fréquemment les femmes s'occupaient des enfants, de l'artisanat, du tannage des peaux, et les hommes de la chasse - il y avait très peu de cueillette dans cette société).