(Le Monde @ 20.04.03 a écrit :Lukas Moodysson, cinéaste citoyen
Avec le sombre "Lylia 4-Ever", le réalisateur suédois poursuit l'½uvre esthétique inaugurée avec "Fucking Amal" et appelle à la mobilisation contre les réseaux de prostitution.
Il arrive à pied, silhouette un peu floue, jeans larges, un bonnet bleu nuit enfoncé sur la tête. Lukas Moodysson a préféré donner rendez-vous dans un café plutôt que chez lui, dans un appartement que l'on devine proche, dans une rue tranquille du port de Malmö, au sud de la Suède. En dépit du succès rencontré par ses premiers films et des tentations de Stockholm, le réalisateur, âgé de 34 ans, est resté fidèle à cette ville sur le déclin, à l'image des chantiers navals qui ont fermé leurs portes. C'est dans ce climat de déchéance industrielle, amortie par les filets de l'Etat-providence, qu'a éclos l'un des grands talents du cinéma scandinave d'aujourd'hui.
Le sujet de son dernier film en date, Lilya 4-Ever, "s'est imposé" à lui ici, sur les trottoirs de la ville et dans les colonnes du journal local. Une histoire d'esclavagisme des temps modernes, celle d'une adolescente russe qui, attirée par le miroir aux alouettes occidental, est condamnée à se prostituer sous la contrainte, dans l'anonymat d'une banlieue indifférente. Lukas Moodysson avait lu des articles sur le parcours à peu près similaire d'une jeune femme est-européenne, qui avait fini sous un pont de Malmö, du haut duquel elle s'était jetée. "Et puis, explique-t-il, quand je vais chercher en vélo mon fils de 7 ans à l'école, il nous arrive de passer par des rues où se trouvent des prostituées. Elles sont là, debout dans le froid et l'obscurité, alors que je ramène mon fils à la maison et qu'on va préparer le dîner. Le contraste est grand. C'est dans ces moments-là qu'on se sent une sorte de responsabilité." Combien de fois répétera-t-il le mot "responsabilité" durant l'entretien ?
Assis le dos à la fenêtre dans ce café fréquenté par une clientèle qui le ferait presque passer pour un vieux sage, il parle de son film, de politique, des médias et du monde avec gravité. La fine barbe châtain qu'il a laissé pousser accentue sans doute cette impression. A vrai dire, on a du mal à reconnaître l'artiste qui, lors d'une cérémonie de remise de prix suédois il y a quelques années, était monté sur le podium avec de grandes oreilles de lapin sur la tête et avait dressé un doigt, le majeur, en direction de l'assistance... Cette provocation gratuite lui colle encore à la peau. Mais pour ceux qui le connaissent bien, comme Rasmus Tord, de Memfis Film, la société de production des films de Lukas Moodysson, celui-ci "a avant tout un grand besoin d'être pris au sérieux".
On avait déjà pu déceler cette caractéristique dans ses deux premiers films. Chronique de l'adolescence, Fucking Amal (1998) narrait la découverte d'une amitié amoureuse entre deux jeunes filles, malgré les préjugés pesant sur un bled ennuyeux de la campagne suédoise. Plus enjoué, Together (2000) évoquait les habitations collectives des années 1970 où se côtoyaient parents hippies et enfants en quête de normalité, sur fond de discussions sur l'amour libre ou la mort de Franco. Le succès fut immédiat, surtout pour le premier film, vu par un million de Suédois, soit plus d'un habitant du royaume sur neuf ! La transition vers Lilya 4-Ever, plus sombre et tourné essentiellement en russe, n'était pas évidente. Mais l'accueil a été positif : près de 300 000 entrées en Suède, et une foule de "réactions fortes".
Lukas Moodysson n'est visiblement pas mécontent d'avoir attiré un tel public vers un thème noir et dérangeant. "Je sentais que c'était un sujet auquel nous devons, dans tous les pays riches, être confrontés. C'est le revers de notre société." D'une voix neutre et linéaire, le Suédois dresse alors un réquisitoire contre les travers du "monde capitaliste". "Nous achetons des chaussures faites par des enfants au Pakistan. Nous transférons la production de biens de consommation dans des pays où les gens sont payés trois fois rien, où les droits de l'homme n'ont pas besoin d'être respectés. Autant de conditions qu'on n'accepterait pas dans nos pays "libres"", dit-il en insistant bien sur les guillemets. "Notre liberté, nos richesses, notre bien-être sont basés sur l'exploitation d'autrui." La tirade n'est pas nouvelle, mais l'homme qui la formule a l'air sincère. Quelques mois plus tôt, il avait eu la franchise d'admettre, au détour d'un entretien au magazine littéraire BLM, qu'il ne se sentait pas l'âme d'un Che Guevara : "Je ne peux pas aller en Afrique y faire la révolution. La seule chose que je puisse faire, c'est de continuer à travailler sur différents projets. Si l'on devait vivre de manière 100 % éthique, on finirait à l'asile."
APPEL À LA MOBILISATION
Une fois son film sorti en Suède, en août 2002, le réalisateur ne l'a pas abandonné. Il l'a "accompagné dans le monde réel". En le montrant à des ONG qui cherchent à sensibiliser la jeunesse des anciennes républiques soviétiques contre les réseaux de prostitution de l'Ouest. En lançant un appel à la mobilisation contre ce fléau, lors de la remise des cinq prix décernés à son film en février à Stockholm. S'il a réalisé une ½uvre qui laisse peu d'espoir, Moodysson le militant se veut "assez optimiste".
"Je crois en ces mouvements qui résistent contre le système de société dans lequel nous vivons." La politique américaine en Irak, la concentration dans les médias, l'Union européenne, l'image de la femme... la liste des luttes à mener est longue. Idéaliste incurable pour certains, Lukas Moodysson, qui a commencé par publier de la poésie dès l'âge de 17 ans, passe pour un grand naïf auprès d'autres. "C'est précisément sa force", plaide Rasmus Tord. L'intéressé croit en Dieu et le revendique. Il a posé récemment pour un photographe avec un imposant Jésus en croix suspendu à une chaîne autour du cou. "Je ne vois aucune contradiction entre l'anticapitalisme et la foi en Dieu. Je crois que Dieu est assez attristé par la façon dont le monde a évolué."
Le cinéma suédois n'avait pas connu depuis longtemps de réalisateur à la fibre aussi sociale, note Stig Bjorkman, lui-même cinéaste et critique. Certains voient en Moodysson la plus sûre relève d'Ingmar Bergman, malgré leurs registres différents. Inévitable, la référence au vieux maître devrait être intimidante. Pas pour son cadet. "J'appartiens à la première génération de réalisateurs suédois qui peuvent se sentir assez libres et distants vis- à-vis de lui." A l'entendre, il n'a pas d'idole dans le cinéma. Certes, le côté documentaire réaliste de Lilya 4-Ever rappelle les ½uvres danoises empreintes du Dogme de Lars Von Trier. Mais Lukas Moodysson dit puiser plutôt son inspiration au fil des lectures et de la musique qu'il écoute. "Ça va par vagues. Il y a une semaine, mon idole, c'était Eminem..."
Antoine Jacob
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Biographie
1969
Naissance à Malmö (Suède).
1998
"Fucking Amal".
2000
"Together".
2002
"Lilya 4-Ever". Sorti en France le 16 avril.