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Le Front national est galvanisé par le débat sur l'identité nationale
08 Janvier 2010 Par Mathilde Mathieu
De notre envoyée spéciale à Grasse (Alpes-Maritimes)
Dans la vieille ville de Grasse, sur le fronton de son agence immobilière, Jean-Marc Degioanni a fait peindre une fleur de lys, symbole de la monarchie française. Mastodonte en costume, affable et gominé, le leader local du Front national, calé derrière son bureau, compare le débat sur l'identité nationale d'Eric Besson à de «la viande avariée».
«Si le boucher vous trompe sur la marchandise, vous changez de boutique, non?», lance-t-il. De même, selon lui, les Français snoberont l'UMP et privilégieront la «fraîcheur» du Front sur les questions d'immigration, à l'occasion des régionales de mars. «Sarkozy a voulu nous couper l'herbe sous le pied, s'enthousiasme le militant. En fait, il va nous faire repasser la barre des 20%!» – comme au temps «béni» des régionales de 1998, où Jean-Marie Le Pen avait décroché 26,64% des suffrages en Paca (Provence-Alpes-Côte d'Azur).
Forfanterie? C'est toute la question: en dégainant la thématique de l'identité nationale, l'UMP va-t-elle rasséréner la frange la plus à droite de son électorat et conserver les voix gagnées sur Jean-Marie Le Pen en 2007, ou bien précipiter des masses de citoyens dans les bras des extrêmes? En clair, quelle est la probabilité que la manœuvre présidentielle dégénère – et régénère un FN en perte de vitesse?
Pour esquisser une réponse empirique, Mediapart s'est rendu dans les Alpes-Maritimes. Samedi 9 janvier, c'est là que Jean-Marie Le Pen dévoilera la composition de sa liste régionale – qu'il mènera en personne, à 81 ans, en guise de baroud d'honneur. Surtout, c'est le département (de Paca) où le candidat Sarkozy avait réussi, au premier tour de la présidentielle 2007, la plus belle OPA sur les électeurs du FN. Il avait alors creusé un écart de 30,12% avec le leader frontiste, alors que les candidats d'extrême droite (Le Pen+Mégret) avaient devancé l'actuelle UMP en 2002. Dans les Alpes-Maritimes, en clair, le FN compte récupérer ce qu'il estime être «son» bien...
Afin de jauger ses forces, Mediapart a choisi de zoomer sur Grasse, la ville de Lydia Schénardi, numéro 2 du FN sur la liste en Paca, ancienne députée européenne. Pour l'extrême droite, cette commune est une place «historique». C'est là que le Front a scellé, lors d'une municipale de 1987, l'une de ses premières alliances (avec l'UDF). Son terreau initial: les ouvriers du jasmin, les grandes familles, les militaires retraités, les pieds-noirs, les descendants d'immigrés italiens «notabilisés»...
Une colline résidentielle à Grasse© M.M.
Ici, le score de Jean-Marie le Pen avait atteint 23,7% des suffrages en 2002 (au premier tour), mais s'est ratatiné en 2007 (à 12,8%): dans cette commune touristique, les commerçants et professions libérales ont migré en masse vers l'UMP, de même que les résidents aisés (séduits par les promesses sur le «bouclier fiscal») et les retraités (par la quasi-suppression des droits de succession)... La tête sous l'eau, le Front s'est retrouvé incapable de présenter la moindre liste aux municipales de 2008. «On a connu des revers sérieux, reconnaît Lydia Schénardi. Ces deux dernières années, je n'ai pas beaucoup recruté – pas la peine de tromper son monde.»
Mais l'automne a rebattu les cartes, à l'en croire. «Le Front remonte très vite une pente qu'on n'envisageait même pas de remonter, souffle la secrétaire départementale, élégante veuve de 58 ans. Il y a d'abord eu l'affaire du livre de Frédéric Mitterrand (auquel Marine Le Pen a reproché de faire l'apologie du tourisme sexuel), puis l'affaire Jean Sarkozy à La Défense, et enfin l'identité nationale... On a le vent en poupe, et c'est l'Elysée qui souffle!»
À Grasse, la vieille ville sert à l'extrême droite d'épouvantail, avec ses ruelles décrépies, son linge aux fenêtres, ses paraboles branchées sur Alger, ses «chibanis» entassés chez des marchands de sommeil... Une indigne «casbah», aux yeux des sympathisants frontistes. Installé en plein cœur, dans un îlot ultra-protégé (place de l'Evêché, pile en face de la police municipale), Jean-Marc Degioanni, candidat n°10 sur la liste régionale, digère mal cette cohabitation.
Le vieux centre-ville de Grasse© M.M.
Alors la campagne d'affichage sauvage et la distribution des tracts ont déjà démarré, centrées plus que jamais sur les immigrés. «L'identité nationale, parlons-en!», interpelle ainsi le FN, sur le mode: «On-vous-l'avait-bien-dit»...
L'extrait d'un tract distribué à Grasse© FN
«Un verrou psychologique a sauté»
Pour Lydia Schénardi, «l'erreur tactique de Sarkozy» redonne carrément ses chances de victoire au FN: «Normalement, la tête de liste d'Europe-Ecologie en Paca (la magistrate Laurence Vichnievsky) devrait refuser toute alliance avec le PS entre les deux tours, puisqu'elle prétend combattre la corruption et que des socialistes sont empêtrés dans des histoires de détournements de fonds à Marseille; on peut donc obtenir une quadrangulaire et gagner!» Mercredi 6 janvier, lors de ses vœux parisiens à la presse, Jean-Marie Le Pen a estimé, pour sa part, que le FN se maintiendrait au second tour dans «10 à 12 régions»...
Affichage sauvage dans une rue de Grasse© Mathilde Mathieu
Pour Jean-Marc Degioanni, l'enjeu de la campagne pourrait se résumer ainsi: convaincre les électeurs que l'UMP pose de bonnes questions, mais apporte de mauvaises réponses. «Sarkozy a déjà la conclusion de son débat: c'est la France métissée; il l'a même écrit dans Le Monde, dénonce l'agent immobilier. Or le métissage, ça ne se décrète pas! On ne l'impose pas aux gens! Le métissage, il n'existe ni dans le monde animal, ni dans le végétal; quand vous faites une haie de cyprès, vous n'introduisez pas d'autres espèces, sinon ça ne pousse pas»...
Lui, Jean-Marc Degioanni, définit l'identité française ainsi: «Vous la sentez avec les tripes, quand vous traversez nos villages, la place de l'Eglise, les monuments aux morts...»
Selon lui, le Front décollera, poussé dans ses retranchements par l'UMP, s'il sait faire entendre sa différence – surtout dans les Alpes-Maritimes, où la droite apparaît comme l'une des plus dures de France: «Un meeting de Christian Estrosi (le maire UMP de Nice et ministre de l'industrie), on dirait du FN, s'agace l'agent immobilier. Les personnes âgées applaudissent des deux mains... Il faut leur expliquer que l'UMP au pouvoir n'a jamais rien fait, que les Français restent la dernière roue du carrosse!».
Le tract bientôt distribué à Grasse se charge d'énumérer les concessions (supposément) faites aux «islamistes» ces dernières années:
Un extrait des tracts utilisés par le FN en Paca© FN
Robert Loviat, militant grassois de 79 ans, ancien des guerres coloniales, son pardessus militaire sur le dos, se frotte aussi les mains à l'idée que l'UMP ait placé d'elle-même l'islam au cœur du débat – lui parle plutôt des «bougnoules». Ravi de la votation suisse contre les minarets, il assène: «C'est le moment de dire aux Français que les soldats musulmans refusent d'aller combattre en Afghanistan!» – en réalité, une poignée seulement. Si Robert Loviat ne s'est jamais interdit de parler, il hésite moins que jamais à dénoncer les «envahisseurs»...
«Un verrou psychologique vient de sauter, résume Jean-Marc Degioanni. Jusqu'ici, 90% de mes clients votaient différemment de moi, alors que 90% pensaient comme moi... Y a qu'à voir: même Manuel Valls (maire et député PS d'Evry) s'est plaint devant une caméra qu'il n'y avait pas suffisamment de “blancos” sur son marché! Le peuple pourrait maintenant sortir de sa léthargie et passer à l'acte en mars!»
«Non au couscous, oui à la polenta»
En face, le socialiste Bruno Estampe ne cache pas son inquiétude: «Le gouvernement leur sert la soupe, tranche-t-il. Le FN, qui ne demandait qu’à être réveillé, pourrait faire son beurre sur ce coup-là.» Le président du groupe PS-Verts au conseil municipal relativise au passage les difficultés financières du mouvement: «Ils n’ont pas besoin de louer une salle; à Grasse, l’électorat frontiste est caché: il vient, il part, il ne dit rien. Degioanni travaille en sous-marin, organise des apéritifs, des réunions à domicile…»
Absent du terrain, ce dernier n’a cependant guère brillé lors des derniers scrutins, arrachant 5,1% aux législatives de 2007. «On est loin du “talent”, de la présence d’une Marine Le Pen dans le Nord, reconnaît Bruno Estampe. Sauf qu'ici, on a coutume de dire qu’il suffit, si le contexte national est porteur, que le FN mette un balai sur ses affiches, pour qu'il engrange...»
D’autres militants de gauche, qui préfèrent l’anonymat, développent une analyse moins «dramatique», en privé: «Dans le département, les idées du FN ont droit de cité, puisqu’elles ont imprégné l’UMP, mais n’ont plus guère d’avenir dans les urnes», estime l'un d'eux. Le couvre-feu pour les mineurs de 13 ans récemment décrété à Nice par Christian Estrosi, de même que la signature par cinq députés des Alpes-Maritimes (sur les huit UMP) d’une proposition de loi interdisant les drapeaux étrangers lors des mariages, suffiraient à retenir la majeure partie des citoyens tentés par les extrêmes. «Ici, le FN n’est plus qu’un canard décapité, qui court encore un peu...», glisse un socialiste.
Au-delà des «ajustements» idéologiques, la droite traditionnelle fait par ailleurs «ce qu’il faut» pour garder la tête du FN sous l’eau. À Grasse, si ce dernier n'a pas participé aux municipales de 2008, c’est qu’il n’a pu déposer sa liste complète à temps.
«Rémy François (personnalité frontiste locale) nous a lâché la veille du dépôt, peste Jean-Marc Degioanni. Comme par hasard, sa femme avait atterri sur la liste du maire UMP sortant (le sénateur Jean-Pierre Leleux, ancien du MPF de Philippe de Villiers)! Dans les Alpes-Maritimes, la droite a toujours su lancer des passerelles au bon moment…» La prise «modèle»? Jacques Peyrat, qui avait largué le FN en 1994 pour mieux se faire élire à la mairie de Nice, récupéré par le RPR…
Mais pour les régionales de mars, l’UMP (emmenée par le député Thierry Mariani) a imaginé un tour plus sophistiqué encore, ravie d'avoir intégré le MPF de Philippe de Villiers au «comité de liaison de la majorité présidentielle» à l’été 2009. En sous-main, le parti de Nicolas Sarkozy a ainsi encouragé l'ancien frontiste Jacques Bompard, aujourd'hui maire MPF d’Orange, à présenter sa propre liste, pour concurrencer Jean-Marie Le Pen.
Engagé sous une bannière créée pour l'occasion, la «Ligue du Sud», le challenger du Vaucluse a ensuite passé un accord avec Nissa Rebela, groupuscule de «patriotes niçois» («Non au couscous, oui à la polenta»)… Puis dans le Var, déclinant la même stratégie localiste, Jacques Bompard a désigné le leader de «Droites toulonnaises» (ancien du FN et du MNR de Bruno Mégret), comme chef de file départemental.
«C'est difficile d'évaluer le poids électoral de cette Ligue du Sud, analyse Gilles Ivaldi, chargé de recherche au CNRS implanté à l’université de Nice-Sophia-Antipolis, spécialiste des partis d’extrême droite. Mais cette initiative (…) pourrait peser sur la capacité de Jean-Marie Le Pen à se maintenir au second tour.» Le chercheur relève que Jacques Bompard, «du fait de sa nouvelle étiquette villiériste», «bénéficie d'un sceau de respectabilité», «qui en fait un partenaire acceptable par l'UMP», alors même qu’il a conclu en parallèle un accord avec le Bloc identitaire (petit dernier des partis d’extrême droite, ultra-radical)…
Une chatte n’y retrouverait pas ses petits! Jean-Marie Le Pen, en tout cas, y perdra forcément des électeurs… «Ces gens sont manipulés par l'UMP!, tranche Jean-Marc Degioanni. Si Bompard fait 2%, il nous aura pris 2%! Mais ça nous empêchera pas d'avancer...»
Le chercheur Gilles Ivaldi, lui, juge «a priori peu probable» à l'arrivée que le Front profite significativement du débat sur l'identité nationale. «Depuis 2007, Nicolas Sarkozy s'emploie à contrôler les deux enjeux mobilisateurs de l'électorat FN, que sont l'immigration et l'insécurité, rappelle-t-il, parlant d'une «OPA idéologique». On le voit au travers de la suractivité législative en matière de lutte contre la délinquance (avec une nouvelle loi annoncée contre les bandes) ou d'actions fortement médiatisées, telles que le démantèlement de la "jungle" de Calais et les charters de réfugiés afghans.» À ses yeux, tous ces «signaux» porteront leurs fruits en mars. Citant encore la «grave crise financière» du FN, «qui se double d'une démobilisation militante», il décrit au final «un parti affaibli à bien des égards»...
Interrogé sur le fait que Jean-Marie Le Pen livre son baroud d'honneur et sur la possibilité que «le chef» bénéficie d'un ultime élan de sympathie (en guise d'«au revoir»), Gilles Ivaldi n'hésite guère: au contraire, «ça risque sans doute de renforcer le réflexe de vote utile», qui avait déjà «assez largement prévalu en 2007».
En quittant Grasse, on soufflerait presque – si les urnes n’étaient imprévisibles.