a écrit :La " France d’en bas " n’est pas lepéniste (ni sarkozyste)
par Pierre Tévanian*
Dans le semblant de débat qui a lieu en ce moment autour des " lois
Sarkozy ", il est un point sur lequel les partisans et les adversaires
de l’intégrisme sécuritaire se rejoignent, une évidence qu’il serait
pourtant opportun d’interroger : l’idée selon laquelle le discours et
les mesures prises par Nicolas Sarkozy recueillent l’adhésion de "
l’opinion ", et notamment celle de la " France d’en bas ".
Qu’un gouvernement de droite s’autorise ainsi
du soutien de " la majorité " et des " plus démunis ", c’est après tout
de bonne guerre. Il est en revanche grave que ce discours, qui relève de
la pure propagande, ait fini par persuader un si grand nombre
de ceux-là même qui, courageusement, tentent de s’opposer aux lois
Sarkozy. Nombreux sont en effets les militants qui, face à des mesures
qu’ils qualifient de "populistes " ou de "démagogiques ", ont
aujourd’hui l’impression de parler et d’agir " dans le désert ", au
milieu d’un " peuple " complètement " lepénisé " ou " sarkozyfié ". Et
le plus décourageant est sans doute que les ouvriers et chômeurs, pour
qui ces militants combattent, semblent les plus "atteints" par cette "
sarkozyfication des esprits ".
Il n’y a en réalité pas de raison de désespérer, car tout cela repose
sur une immense illusion.
Une illusion entretenue d’abord par les sondages. Or, il convient d’être
prudent face aux résultats de sondages, et de prêter attention notamment
à la manière dont ont été formulées les questions. Par exemple,
lorsqu’on demande s’il faut " sanctionner la mendicité agressive", on
prend partie, de fait, pour le ministre, en adoptant son vocabulaire, et
on pousse une partie des " indécis " à approuver une sanction qu’ils
auraient sans doute désapprouvée si la mendicité n’avait pas été
qualifiée d’ " agressive ", et si la dureté de la sanction avait été
mentionnée. De même, lorsqu’on demande s’il est juste de sanctionner
"l’outrage à l’hymne et au drapeau ", sans préciser la nature dérisoire
de l’outrage ni la lourdeur de la sanction, on recueille une majorité
d’adhésions, qu’on ne recueillerait sans doute pas si la question était
plus honnête et précise.
Il faut s’interroger également sur la représentativité des "
échantillons de population "interrogés, surtout lorsque, comme c’est
avéré, de plus en plus de personnes refusent de répondre aux sondeurs
(notamment au sein des classes populaires). Il faut enfin s’interroger
sur le matraquage médiatique et sur l’imposition de problématique qu’il
peut produire : un récent sondage montrait par exemple que les personnes
interrogées faisaient de " l’insécurité " le " problème le plus
préoccupant " du pays, loin devant les problèmes des retraites, de la
pauvreté, de la sécurité, de l’emploi, de l’hygiène alimentaire ou de la
pollution, mais que,lorsque la question spécifiait " pour vous, dans
votre vie, dans votre ville ", les mêmes personnes plaçaient
l’insécurité liée à la délinquance de rue en dixième position, avec
seulement 20% de personnes " plutôt insatisfaites ", et près de 80% de "
plutôt satisfaites ".
Comment dire, de manière plus éloquente, que les sondages sont moins un
moyen de s’informer sur la vie concrète et les préoccupations réelles
des habitants du pays qu’un moyen de " faire entériner " par " le peuple
" des " problèmes de société " que la classe politique a construits et
que la télévision a " authentifiés " et " homologués " ?
Mais, dira-t-on, il y a aussi le " séisme du 21 avril " ! On a bien vu,
ce jour-là, que le Front national avait recueilli près de 30% des
suffrages chez les chômeurs, et presque autant chez les ouvriers ; c’est
bien la preuve que le vote FN est un " vote d’exclus ", un vote "
protestataire", un vote de " désespéré " ; c’est bien la preuve qu’il
existe, dans les classes populaires, une immense " demande de sécurité "
Ce discours, là encore, est acceptable dans la bouche d’un Sarkozy, dont
la préoccupation n’est ni la vérité, ni la justice ; mais ses
adversaires devraient réfléchir à deux fois avant de s’y rallier.
D’abord parce que cette analyse repose sur une omission : le candidat FN
a recueilli également 30% des suffrages chez les
"artisans-commerçants-chefs d’entreprise ", et de cela, on ne parle
guère... Ensuite, parce qu’elle repose sur une seconde omission, qui
fausse radicalement notre vision du " paysage politique " : en oubliant
de prendre en compte la non-participation (qui
représente plus de la moitié des comportements chez les chômeurs), on
passe d’un constat exact (le score de Le Pen est de 30% chez les
chômeurs) à une conclusion inexacte : " 30% des chômeurs ont voté
Le Pen ". Car en réalité, les chômeurs, comme les ouvriers, se
caractérisent avant tout par un très fort taux de non-inscription (près
de 15% de non-inscrits dans la cité des Cosmonautes à Saint Denis, par
exemple) et d’abstention (près de 40% d’abstention chez
les chômeurs au niveau national), ce qui fait que (même si l’on ne prend
pas en compte les chômeurs étrangers, qui n’ont pas le droit de vote),
moins de la moitié des chômeurs s’est exprimée à l’élection de 2002. Par
conséquent, les 30% de suffrages exprimés pour Le Pen représentent en
réalité 30% de moins de la moitié des chômeurs, soit : moins de 15%
des chômeurs.
Si, dans chaque classe sociale, on prend en compte ces " invisibles "
que sont les étrangers,les non-inscrits, les abstentionnistes, et les
votants " nul ", on aboutit à des conclusions très différentes des
conclusions habituelles : les chômeurs n’ont pas plus
voté Le Pen que la moyenne nationale ; ce sont essentiellement les "
artisans-commerçants-chefs d’entreprise " qui ont voté Le Pen dans des
proportions supérieures à la moyenne.
Il est enfin un dernier poncif qui entretient toute une série
d’illusions sur le caractère "populaire " des dérives racistes et
sécuritaires : c’est l’idée selon laquelle les ouvriers seraient passés
du vote communiste au vote FN. Or, là encore, on passe d’un constat
exact (dans les circonscriptions autrefois dominées par le vote
communiste, le FN augmente ses scores, tandis que le Parti communiste
chute) à une conclusion inexacte: " les électeurs sont passés du vote
PCF au vote FN "). Car en réalité, rien n’indique que dans ces
circonscriptions, les électeurs qui cessent de voter PCF sont les mêmes
que ceux qui se mettent à voter FN. Au contraire, les quelques données
dont on dispose indiquent qu’il y a peu de passages directs du vote PCF
au vote FN. Par exemple, seuls 5% des électeurs PCF de 1995
sont passés au vote Le Pen le 21 avril 2002 (c’est le plus faible taux
de " fuite vers le FN " : 18% des électeurs de Chirac de 1995 et 8% des
électeurs de Jospin de 1995 sont passés au vote Le Pen le 21 avril
2002). En somme, ce qui explique la chute du PCF et la montée du
FN dans les anciens " fiefs communistes ", c’est non pas un passage
massif des électeurs PCF vers le vote FN, mais plutôt un ensemble
d’évolutions parallèles : les anciens électeurs PCF arrêtent de voter ;
et la minorité des ouvriers votant à droite se radicalise et passe au
vote FN.
Toutes ces illusions liées à l’oubli de l’abstention et de la
non-inscription sont très lourdes de conséquences. Tout d’abord, elles
contribuent à occulter un problème crucial, le seul problème spécifique
des classes populaires du point de vue du jeu électoral : un problème
bien connu (depuis les analyses déjà anciennes de Pierre Bourdieu ou de
Daniel Gaxie) mais soigneusement refoulé, celui de la non-participation.
Ensuite, ces illusions aboutissent, y compris dans des organisations
antifascistes ou antiracistes, à un découragement qui n’a pas lieu
d’être, et, plus grave, à un discours misérabiliste expliquant
le vote FN par des difficultés sociales. Ce qui revient en définitive à
occulter ou à minorer la question raciste.
Car il faut se rendre à l’évidence : si les ouvriers ou les chômeurs ne
votent finalement pas davantage FN que les autres classes sociales, la
vérité de ce vote doit être cherchée ailleurs que dans la précarité
sociale, et la réponse s’impose assez vite : c’est bien le racisme, en
particulier l’antisémitisme, le racisme anti-noir et plus encore le
racisme anti-maghrébin, qui est en France l’une des choses les mieux
partagées – pour des raisons historiques sur lesquelles il serait temps
de s’interroger. Et c’est bien le racisme anti-arabe qui est au coeur
des lois Sarkozy, caché derrière des euphémismes (comme " inquiétude "
et " sentiment d’insécurité ") et des périphrases (comme " outrage au
drapeau français " ou " occupation des halls d’immeuble "). C’est bien
le racisme, enfin, et lui seul, qui, pour reprendre une formule
de Sartre, permet aux maîtres de communier avec leurs serviteurs.
*Pierre Tévanian professeur de philosophie à Drancy, membre du collectif
Les mots sont importants (
http://www.lmsi.net), auteur du Racisme républicain,
et co-auteur (avec Sylvie Tissot) de Stop quelle violence ? et
Dictionnaire de la lepénisation des esprits (L’esprit frappeur, 2002)