a écrit : [center]Occultées pendant longtemps les maladies mentales reviennent enfin au centre du débat public[/center]
Le double meurtre s'est produit dans la nuit du 17 au 18 décembre 2004. Il est atroce. Sa mise en scène, spectaculaire. Deux corps de femmes sont découverts terriblement mutilés. La première, Chantai Klimaszewski, est infirmière, la seconde, Lucette Gariod, aide-soignante. Toutes deux travaillent à l'hôpital psychiatrique de Pau, dans le pavillon de psycho-gériatrie les Montbretias (centre hospitalier des Pyrénées). Comme si le seul crime ne suffisait pas, la tête de Chantal Klimaszewski a été posée sur un téléviseur. Cela fait beaucoup. C'est bien davantage qu'une nouvelle image d'actualité que viendrait effacer le jour suivant une autre image d'actualité ! Cette fois, notre entendement est suspendu, comme pétrifié. Nul ne sait qui a commis le crime, si c'est un fou ou quelqu'un d'autre. Mais qu'importe, le coup est parti. Il ne s'arrête pas. Avec le double meurtre de Pau, une illusion s'est fracassée. Non, la folie n'a pas disparu de notre univers familier. Autour de nous, il y a encore des fous, des hôpitaux psychiatriques, des psychotiques, des schizophrènes, des paranoïaques, des infirmiers et des infirmières, des médecins psychiatres, des centres de jour, des prises en charge, des maladies mentales, du délire. Et tout cela fonctionne, à notre porte, à notre insu, comme cela peut, avec des bas plus souvent qu'avec des hauts. Comment pourrait-il en aller différemment ?
Voilà donc ce que nous avons découvert concrètement avec ce meurtre : des actes et des soins médicaux, effectués jusque-là par des mains anonymes dans une sorte de nuit noire sociale, brusquement projetés dans la lumière du jour, saisis à vif par les médias, simplifiés, exhibés au-delà du raisonnable. Il y a si longtemps que la psychiatrie a disparu de l'espace public et du débat démocratique, si longtemps que Michel Foucault a écrit son Histoire de la folie à l'âge classique (1961) ou donné ses cours au Collège de France sur le pouvoir psychiatrique (1973-1974). Ce penseur des marges avait assez aimé la folie pour l'imposer à la société tout entière comme objet d'intelligence légitime. Nous en sommes loin. Nous n'avons fait que rêver d'un monde dans lequel la folie, ses traces et ses stigmates se seraient évanouis par magie. Le 18 décembre au matin, la société française découvre la lune. Qu'il ait fallu cela, un fait divers dont nous ne connaissons même pas les coupables, en dit long sur notre aveuglement. Qu'il ait fallu cela en dit long, aussi, sur la négligence des multiples gouvernements, de droite et de gauche, qui, depuis plus de vingt ans, ont pu décider consciencieusement, sans tumulte, avec une constance rarement prise en défaut, la fermeture d'environ cinquante mille lits en psychiatrie et la suppression de milliers de postes de soignants. Il faut croire qu'il y avait là un enjeu politique majeur. Tous les Etats modernes rêvent d'une médecine de masse, performante, standardisée et technicienne, une médecine qui ne soit embarrassée ni par l'homme ni par sa parole.
Alors, bien sûr, dès le samedi 18 décembre au matin, ministre de la Santé en tête, chacun s'accorde au moins sur un point ; il faut arrêter la casse. Attardons-nous un instant sur les interventions du ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy. Responsable politique en charge du dossier, il vient naturellement sur les lieux du crime. Il partage une nuit de garde avec le personnel soignant. C'est sa place, d'être présent. Il parle. Il parle même beaucoup. Autorité d'un côté, empathie de l'autre, il alterne le discours sécuritaire et la posture compassionnelle. De la responsabilité, il n'en est nullement question. C'est aujourd'hui la triste chanson des hommes politiques : ils ne peuvent que nous gronder ou nous plaindre. Jamais ils n'ont quelque chose à nous dire qui les engage au titre du pouvoir qu'ils ont. Mais il y a plus étrange. Est-ce en sa qualité de médecin ou de ministre que Philippe Douste-Blazy reprend l'hypothèse que le crime a été commis par un psychotique (1) ? Qu'en sait-il ? Après quoi il annonce pour le mois de février un « plan de santé mentale », mêlant indifféremment des questions de sécurité, de patrimoine hospitalier, le problème des adolescents, la prévention du suicide, la dépression... Sait-il qu'il en existe au moins deux, de ces plans ministériels qui ne remontent pourtant pas à la nuit des temps ? Le premier date de novembre 2001; Bernard Kouchner était alors ministre. Le second date de septembre 2003 ; c'est Jean-François Mattei qui était cette fois ministre. Plus qu'en aucun autre domaine de santé publique, l'inconséquence et le désintérêt des pouvoirs publics sont ici époustouflants. Les fous existent-ils seulement ?
Il y avait mille autres choses à décider urgemment. Par exemple, rétablir la formation spécifique des infirmiers en psychiatrie, supprimée en 1992, suspendre le numerus clausus draconien appliqué aux études de psychiatrie, tel qu'il a été mis en place en 1984 (2) ou encore revenir sur la suppression de l'internat spécifique pour les jeunes psychiatres, également décidée en 1984. Pourrait être ajoutée à ces mesures la refonte de la formation des psychiatres, de plus en plus influencée par l'industrie pharmaceutique et une culture anglo-saxonne traditionnellement moins intéressée par le soin que par le diagnostic. Et tant qu'à prendre des décisions utiles, le ministre pouvait également annoncer l'abandon du projet de « nouvelle gouvernance » des hôpitaux publics, dont l'un des objectifs vise à transformer les psychiatres en prestataires de service contractuels, soumis à des critères de rentabilité.
A des centaines de millions d'années-lumière de là, la vie continue. Elle n'est pas très différente, ce matin de janvier, d'un matin de décembre de l'année passée. Elle s'écoule, vaille que vaille. Ainsi vont les patients du centre de jour Antonin-Artaud de Reims (3) ; ainsi vont leurs humeurs et leurs rebonds, leurs chutes et leurs symptômes. Il est 9 heures. Il y a déjà foule dans les couloirs et les escaliers de la maison. C'est un aimable « bordel » dans lequel tout vient se fondre, se perdre ou se disperser. Des mots en désordre, des mains qui se serrent, des prénoms qui se disent, des tasses de café qui passent, des cigarettes qui fument, des gestes arrêtés, des silences qui parlent trop, des regards obstinés, des horreurs qui se taisent. Les uns arpentent, les autres piétinent, d'autres encore attendent, mutiques, enfoncés dans un fauteuil, très loin d'ici mais ici malgré tout. Qu'est-ce qu'ils attendent ? « Et nous, le savons-nous vraiment, ce que nous attendons ? » C'est une infirmière qui parle. On croirait entendre Samuel Beckett.
Un bon mètre soixante-dix, sapé comme un milord, un œillet rouge pétant à la boutonnière, G. est heureux, en dépit de ses tracas du moment. Ce qu'il voudrait, c'est entrer dans un grand hôtel comme huissier. Seulement il n'a pas la taille nécessaire. « lis ne veulent que des gens d'un mètre quatre-vingts. J'ai pas ma chance. Qu'en pensez-vous, docteur Chemla ?,~ Le Dr Chemla sourit, manière de dire que ce n'est pas si grave que cela, cette histoire de taille. C'est ainsi. Il faut s'y faire. G. reste avec sa question qu'il reposera plus tard, une fois, dix fois, cent fois, aussi souvent que nécessaire à un autre médecin ou à une infirmière. Et le Dr Chemla, tel un médecin de famille à l'ancienne, de poursuivre son tour des popotes, histoire de flairer ce que sera cette journée du 12 janvier. Il est manifestement habile à différer une réponse, à négocier du temps, à laisser faire, ou encore à se réjouir d'une bricole de rien du tout. « C'est déjà ça ! » A ses yeux, c'est très souvent déjà ça.
A Reims, rue Jeanne d’Arc, dans une maison qui ressemble à une maison bourgeoise, le Dr Chemla, c'est le patron. Physique et naturel, bavard et bienveillant, il a cet air de fausse désinvolture qui lui fait citer quelquefois le titre du roman de Milan Kundera, L'insoutenable Légèreté de l'être. Comme s'il s'agissait du programme de sa vie que d'être insoutenablement léger. Il sait ce que sont l'exil et la tragédie, comme il sait ce qui réunit et sépare le fou et celui qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela veut dire, réunit et sépare ? D'abord que le fou est un humain, semblable à tous les humains. Ensuite, qu'il est un être gravement esquinté qui a besoin d'être soutenu par un autre qui l'est moins.
Patrick Chemla ne vient pas de nulle part. Il est entré en psychanalyse et en psychiatrie comme on entre en utopie. Dans les années 70, changer la vie, c'était la norme. « Nous voulions réunir Marx et Freud, la politique et la psychanalyse, penser en même temps l'aliénation sociale et l'aliénation psychique ».,, On l'aura compris, ses attaches intellectuelles s'appellent notamment Sigmund Freud, Jacques Lacan, François Tosquelles, Jean Oury, Michel Foucault. Il a été de tout, de l'antipsychiatrie, du mouvement anti-asilaire, de la psychothérapie institutionnelle, dont il reste intimement proche.« La réalité de l'hôpital psychiatrique donnait envie de tout détruire. On nous aurait dit qu'il fallait le brûler, nous l'aurions fait ». Le problème, pour cette génération de rebelles, c'est qu'ils n'ont été que trop entendus par les technocrates de la santé et les gouvernements : en finir avec l'asile, avec les impasses de l'enfermement, cela pouvait aussi dire fermer des lits et supprimer des postes de soignants. C'est ce qui arriva. Il allait falloir reprendre le combat, mais sur des bases plus pratiques.
De bric et de broc, Patrick Chemla s'est fabriqué sa boite à outils, s'est trouvé des alliés substantiels, particulièrement avec les infirmiers. C'est tout un art du bricolage, fait de danger et de gaieté, sans lequel mieux vaudrait ne plus rien entreprendre. « Le psychiatre doit engager son corps s'il veut pouvoir traverser l'ère des catastrophes. Si nous n'allons pas au devant de ceux qui sont dans la rue, qui le fera ? Après tout, c'est quoi la psychiatrie, sinon des gens qui sont là, aux côtés des malades et qui font ? Son complice, l'infirmier Gérard Rodriguez, ajoute : « Ici, nous, médecins, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux, sommes d'accord sur une chose ; nous pensons que le patient reste le sujet de sa propre histoire. » Que pourrait-il être d'autre ? Un sous-homme, un non-être, un objet de diagnostic ou de nomenclature, un de ces êtres sans bagages qui hantent les rues des villes, les souterrains du métro ou peuplent les prisons...
Mais d'où vient-elle, cette sorte d'oubli dont les malades mentaux sont l'objet ? Par malades mentaux, entendons simplement et exclusivement les êtres humains qui souffrent d'une altération psychique grave, ceux qui vont très mal, les psychotiques, par exemple. Patrick Chemla a sa réponse. Elle est à la fois terriblement simple et complexe : « La maladie de la peur a gagné toute la société. Il n'y a pas que l'Etat qui ne veuille plus entendre parler de la folie... La majorité des psychanalystes se sont éloignés de la thérapie des psychoses. Une grande partie des psychiatres ne pratiquent plus le soin durable aux psychotiques. Les pouvoirs publics estiment que la psychiatrie relève soit de la médecine générale, soit de l'assistance publique. Quant à nous, si nous n'y prenons garde, nous verrons bientôt nos plaies formatées par la télévision et l'industrie du fait divers... »
Le lendemain, c'est un grand gars qui arrive sans s'annoncer. Il est plus adroit qu'un chat. Un jour, il a plongé. Il va mieux. Il travaille. Nous l'appellerons V. Il dit : « Quelquefois, c'est juste la prise de conscience de la mort qui nous entraîne vers la folie. Sauriez-vous dire la différence entre une psychose moyennement grave et une névrose carrément grave ? Elle est très très mince » Son sourire est énigmatique. Là-dessus, V. se rapproche de S., une jeune femme un peu en vrac aujourd'hui. Elle a des peines de coeur. V. pose la main sur son épaule et lui dit : « T'inquiète pas, ça va aller ! » Tout est dit de ce qu'il faudrait dire. Tout est fait de ce qu'il faudrait faire. V. est-il guéri ? Il semble que oui. En tout cas, il semble qu'autour de lui beaucoup voulaient qu'il guérisse.
Alors, oui, nous pourrons bien gloser à l'infini sur l'obsession du bonheur individuel qui nous fait confondre le bleu de nos âmes et la psychose ; disserter à perte de vue sur ce droit à la parole incessante qui nous empêche de voir que des êtres humains vivent tout simplement hors de la parole ; nous demander pourquoi et comment notre société de la performance n'a plus rien à apprendre de la folie ; nous inquiéter au sujet d'une pratique de la psychiatrie de plus en plus standardisée, au sujet de la médecine en général, de la mort et de mille autres choses tout aussi passionnantes. Il n'empêche que la psychiatrie, c'est toujours quelqu'un qui s'occupe de quelqu'un d'autre qui ne pourrait pas tenir au monde tout seul. C'est long; cela coûte cher ; il n'y a pas de résultats garantis. Si la folie était mieux aimée...
Daniel Conrod
(1) Ainsi que le raconte l'envoyé spécial de Libération dans un reportage publié le 20 décembre.
(2) Il existe 12 500 psychiatres, répartis pour moitié dans le public et le privé. En 2020, ils ne seront plus que 7 500.
(3) Le centre de jour Antonin-Artaud fait partie d'un dispositif de prise en charge publique intégrant une unité d'hospitalisation (clinique Henri-Ey) à Reims, et le centre d'accueil Camille-Claudel de Filmes.
La psychiatrie en chiffres
1.150.000 : Le nombre de Français qui ont consulté au moins une fois dans l'un des 830 secteurs de psychiatrie générale (publique et adulte) en 2000.
12.500 : Le nombre de psychiatres en exercice, également répartis dans le secteur public et le secteur privé.
45 jours : La durée moyenne de séjour en psychiatrie en 2000. Elle était de 86 jours en 1989.
15% : La part de la population qui présente des troubles mentaux, de gravité inégale.
bibliographie
Histoire de la folie à l'âge classique, de Michel Foucault, éd. Gallimard, 584 p.,14,50 €.
Le Pouvoir psychiatrique, de Michel Foucault, éd. c Seuil, 416 p., 25 €.
A quelle heure passe le train..., de Jean Oury et Marie Depussé, éd. Calmann-Lévy, 318 p., 16 €.
Dieu gît dans les détails, de Marie Depussé, éd. P.O.L, 144 p., 12,96 €.
Il, donc, de Jean Oury éd. Matrice, 1.5 €.
Asile ?, collectif, sow la direction de Patrici Chemla, éd. Erès, 21,30 €.
SDF, l'obscénité du malheur, de Pierre Babin, éd. Erès, 15,E
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