a écrit : [...] la grève de la SNCM, a donné, dans un secteur certes limité, un exemple de détermination. Il faut dire que l’événement qui l’a déclenchée était une véritable provocation de la part du gouvernement, tellement cynique, tellement méprisant vis-à-vis des travailleurs, qu’il ne semble pas avoir envisagé un retour de bâton.
En effet, en passer par le préfet pour annoncer que la SNCM allait être privatisée, avec 400 licenciements à la clé, ne pouvait être ressenti que comme une provocation. D’autant plus que l’heureux bénéficiaire du cadeau du Premier ministre –ami personnel de celui-ci !– n’a que 35 millions d’euros à débourser alors que tout le monde s’accorde à estimer à 450 millions d’euros la valeur des actifs de la SNCM –dix navires, des immeubles de bureaux dans le centre de Marseille, etc. De surcroît, le gouvernement pousse l’amabilité jusqu’à faire payer par l’État, c’est-à-dire par les contribuables, toutes les dettes de l’entreprise et même à prendre en charge les frais de la réduction des effectifs.
Un fonds de spéculation étant fait pour spéculer, derrière l’expression syndicale plus ou moins bien adaptée d’«absence de projet industriel», il y a la crainte légitime que l’acquéreur, Butler, démantèle l’entreprise et la vende bateau par bateau, immeuble par immeuble.
La réaction des travailleurs a été immédiate. Ils ont fait preuve de suffisamment de combativité pour que le gouvernement commence à reculer. Il a libéré ceux du Syndicat des travailleurs corses (STC) qui occupaient le navire Pascal-Paoli, en abandonnant toute poursuite contre la plupart d’entre eux, les quatre responsables mis à part, alors que la veille encore, le gouvernement agitait à leur encontre la menace de vingt ans de prison pour détournement de navire. Puis deux ministres, celui des Transports et celui de l’Économie, ont daigné aller à Marseille pour négocier.
Devant la détermination des grévistes, le gouvernement a cédé sur le projet de privatisation complète. Il a annoncé que l’État maintenait une participation de 25%. Puis, pour accréditer l’idée que les travailleurs de la SNCM n’ont rien à craindre, on a augmenté la participation des salariés à 8%, puis à 9%, en annonçant qu’au total (participation de l’État plus celle des salariés), cela fait plus d’un tiers des actions et des votes et qu’il existe donc une minorité de blocage. Argument qui vaut ce qu’il vaut parce qu’une «minorité de blocage» ne bloque rien qui concerne les travailleurs, en particulier pas les plans de licenciements. De plus, les travailleurs qui étaient en train d’affronter la direction alors que l’État était actionnaire à 100% ne peuvent certes pas espérer plus de protection avec une participation à 25%. C’est, malgré tout, un recul du gouvernement par rapport à ses projets d’origine. Cela en a été un autre que de partager en deux les actions cédées au privé en ajoutant, à Butler, la Connex, filiale de Védior, ex-Vivendi, histoire de pouvoir dire que, derrière la privatisation, il y avait un «projet industriel» et pas seulement une revente spéculative.
Mais, en même temps que ces reculs, le gouvernement et la direction de la SNCM ont brandi la menace d’un dépôt de bilan se traduisant cette fois-ci par le licenciement des 2200 travailleurs de l’entreprise. Menace relayée par tous les médias qui ont propagé l’idée qu’il n’y aurait pas le choix, que «l’intransigeance» des grévistes conduirait l’entreprise à la fermeture et ses travailleurs à l’ANPE. Mais c’est précisément cette détermination qui a permis aux travailleurs d’obtenir ce qu’ils ont obtenu.
Bien sûr, les travailleurs n’ont pas pu faire reculer complètement le gouvernement. Butler et l’ex-rival Vivendi pourront prendre les commandes de la SNCM, et les promesses de non-démantèlement de l’entreprise et de pas de licenciements secs ne valent que ce que valent les promesses d’un patron. D’autres grèves seront sans doute nécessaires pour les faire respecter. Mais il n’était pas au pouvoir de la grève d’une seule entreprise, restée isolée, de changer complètement le rapport de forces avec le gouvernement. Les travailleurs de la SNCM ont cependant démontré devant l’ensemble des travailleurs que la lutte peut payer.
Il n’est pas dans notre propos de discuter ici de la tactique de la CGT locale, ni de ses objectifs et de sa façon de diriger la grève, ni de sa façon, fort contestable, d’organiser la reprise (la CGT était le seul syndicat qui a eu du poids dans la grève, avec le syndicat nationaliste STC. Quant à FO, on ne l’a vue apparaître que pour appeler à reprendre le travail).
Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que les travailleurs de la SNCM n’ont pas trouvé auprès de la confédération le soutien qu’ils auraient dû y trouver.
En engageant leur combat, les travailleurs de la SNCM bénéficiaient de la sympathie de la majorité de l’opinion publique et probablement de la quasi-totalité de l’opinion publique ouvrière. Il y a certes une marge entre la sympathie et la solidarité, et un soutien plus actif ou, plus encore, la volonté de rejoindre ceux de la SNCM dans le combat contre la provocation du gouvernement ou, plus généralement, contre les licenciements et les privatisations. Mais le fait est que la confédération CGT n’a pris aucune initiative dans ce sens. Nombre de militants de la classe ouvrière ont pourtant été sensibles à la combativité et à la détermination dont les travailleurs de la SNCM ont fait preuve.
Et puis, comment ne pas se souvenir que peu après le déclenchement de la grève, Thibaut était reçu à Matignon, échangeant avec Villepin une poignée de mains et déclarant qu’il existait des «marges pour la négociation». La rencontre avait certes été prévue de plus longue date, mais les grévistes étaient en droit de s’attendre à un peu plus de solidarité…
La principale critique à l’égard de la direction de la CGT (et, à plus forte raison, des autres confédérations syndicales) n’est cependant pas là.
La CGT peut montrer localement plus ou moins de combativité, plus ou moins de détermination dans les grèves défensives qui ont lieu dans le pays et qui auront immanquablement lieu dans la période à venir. Mais il est évident que le rapport de forces avec le gouvernement et avec le patronat ne peut être changé qu’à l’échelle de tout le pays et par une lutte majeure.
Que cela ne se déclenche pas en appuyant sur un bouton est une banalité. Mais cette banalité sert aux directions syndicales, du moins à celles qui verbalement ne nient pas la nécessité de la lutte, d’excuse pour ne rien faire dans le sens de la préparation. Or, la confédération CGT, pas plus que les autres, n’a pour objectif et pour préoccupation de préparer cette mobilisation de la classe ouvrière. En d’autres termes, de faire en sorte que chaque initiative, chaque journée d’action, chaque grève interprofessionnelle soit conçue pour avancer dans cette perspective-là.
Si l’on veut que les travailleurs hésitants rejoignent les luttes, il faut qu’ils aient confiance dans la détermination de ceux qui ont commencé. Il faut qu’avant même de s’engager dans une journée de grèves et de manifestations, les travailleurs sachent qu’elle sera suivie par une autre, à suffisamment brève échéance, pour que ceux qui n’ont pas été convaincus de participer à la première soient entraînés dans la seconde. Il faut que les participants puissent mesurer la mobilisation à chaque étape et constater eux-mêmes que le mouvement s’élargit d’une journée à l’autre.
Lors de la journée du 4 octobre, par exemple, on a noté la présence de travailleurs appartenant à des entreprises privées. Chacun sait qu’il est plus difficile pour les travailleurs de ces entreprises de se mettre en grève pour pouvoir participer aux manifestations que pour des enseignants ou des travailleurs des transports publics. Mais la minorité combative d’une entreprise privée qui a participé à la journée du 4 octobre et qui en est revenue réconfortée par le nombre de manifestants, que pouvait-elle dire aux autres ? Que pouvait-elle proposer à ceux qui ne s’étaient pas rendus à la manifestation mais qui avaient apprécié que quelques-uns de leurs camarades le fassent : attendre un futur appel hypothétique dans trois ou six mois ?
Que la direction confédérale de la CGT n’ait pas naturellement cette volonté ni même ce type de préoccupation, il n’y a pas vraiment à s’en étonner. Elle est tout aussi réformiste que les autres confédérations et ne souhaite qu’être la partenaire dans les négociations avec le patronat et avec le gouvernement.
Mais la CGT, ce n’est pas seulement son bureau confédéral. C’est aussi le syndicat qui regroupe le plus grand nombre de travailleurs et, aussi, les travailleurs les plus combatifs. La politique de négociation prônée par tous les syndicats, CGT comprise, ne peut aboutir, sans rapport de forces, qu’à contresigner ce qui correspond aux désirs du patronat et du gouvernement. Ce sont les travailleurs qui peuvent pousser les directions à aller plus loin qu’elles ne le souhaitent, parce que les événements, la gravité des coups du gouvernement et du patronat les convainquent que cette politique de négociation est au mieux inefficace et en réalité nuisible. [...]