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[center]Le caviar pourrait être rayé de la carte[/center]
LE MONDE | 21.01.06 |
Un monde sans caviar sauvage : cette perspective fait cauchemarder les gourmets fortunés. Le 3 janvier, la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction), un organisme qui regroupe 80 Etats, a décidé de suspendre les exportations d'oeufs d'esturgeon en provenance de la mer Caspienne pour faire face à la raréfaction du poisson.
Les accros au caviar de la Caspienne — 90 % de la production mondiale — ne sont pas les seuls à trembler. Ceux qui en font le commerce s'inquiètent aussi. Parmi eux, emblématique, symbole du mets de luxe, Armen Petrossian. Propriétaire du restaurant et de la boutique historique de la marque, boulevard de Latour-Maubourg, dans le 7e arrondissement de Paris (40 millions d'euros de chiffre d'affaires), il envisage le pire. Le pire, c'est-à-dire ne plus pouvoir négocier le caviar, dont il assure traiter 15 % à 20 % du tonnage officiel dans le monde.
Depuis que les scientifiques ont révélé une baisse dramatique des populations d'Acipenser stellatus, d'Acipenser persicus ou d'Acipenser huso huso, qui produisent les caviars sevruga, osciètre et le fameux beluga — le plus rare et le plus apprécié, M. Petrossian vivait avec cette menace. Selon le WWF, le nombre d'esturgeons a été divisé par 40 en quinze ans.
M. Petrossian a aussi dû faire face, conséquence de cet effondrement des ressources halieutiques, à la flambée des prix du caviar. Déjà cher à l'origine parce qu'il est rare, il est devenu hors de prix avec la baisse des effectifs. "Le prix moyen à l'exportation a été multiplié par 4,5 entre 1998 et 2005 et on arrive aujourd'hui à la limite de l'acceptable sur les prix de détail", selon M. Petrossian. A la boutique parisienne du négociant, la boîte de 125 grammes de beluga coûte aujourd'hui entre 620 et 870 euros.
Comment a-t-on pu en arriver à cette double catastrophe écologique et culinaire ? Les organisations écologistes invoquent souvent la pollution. " Il n'y a plus d'usines au bord de la Caspienne, elles ont toutes fermé dans les années 1990", rétorque M. Petrossian. Pour lui, c'est plutôt la désorganisation de la filière de production et d'exportation de caviar, liée à la disparition de l'URSS, qui est en cause. " L'Union soviétique avait mis en place des alevinages dès les années 1930. Les bébés esturgeons étaient rejetés en grande quantité dans la Caspienne. La production était planifiée et contrôlée scientifiquement. L'Iran, deuxième grand fournisseur de caviar à partir du début des années 1950, a également rempoissonné régulièrement. Mais, dans les années 1990, les ex-Républiques soviétiques — Turkménistan, Kazakhstan et Azerbaïdjan — n'ont malheureusement pas consenti les mêmes efforts", regrette le négociant. A l'époque, lui et ses concurrents étaient accrédités auprès d'organismes d'Etat, en URSS puis en Iran, qui avaient le monopole de l'exportation du caviar. Mais aujourd'hui ces structures ont disparu — sauf en Iran. Les négociants ont perdu leurs droits d'importation exclusifs et leurs interlocuteurs se sont multipliés.
Profitant de la désorganisation, les braconniers s'en sont donné à coeur joie, sans souci de préserver l'espèce. " Le rêve de tout pêcheur de la Caspienne, c'est de prendre dans ses filets un gros beluga et de pouvoir vendre 100 kg de caviar d'un coup", regrette Peter Rebeiz, président du suisse Caviar House, autre grande maison de négoce. Une dérive redoutable car le cycle de maturation des poissons est très long — jusqu'à une vingtaine d'années pour qu'une femelle beluga soit féconde et donne des oeufs. M. Petrossian estime que 100 tonnes de caviar ont été commercialisées illégalement en 2005, soit davantage que les ventes légales (environ 65 tonnes). Selon le ministère français de l'écologie, la contrebande alimenterait 90 % du marché hexagonal, premier de l'Union européenne.
Dès 1998, la Cites avait décidé d'imposer des quotas annuels de pêche pour 25 des 27 espèces d'esturgeons qui existent dans le monde et d'interdire formellement la pêche des deux espèces restantes. Des négociants se sont alors regroupés derrière M. Petrossian pour mieux faire valoir leurs intérêts dans cette instance. Tout en cherchant à se diversifier, en proposant dans leurs épiceries fines du saumon fumé, de la vodka, du foie gras, voire du chocolat, ils ont notamment milité pour que soit mis en place un système d'étiquetage qui permette d'authentifier le caviar.
Mais la décision de la Cites de suspendre les exportations de l'autre or noir — avec le pétrole —, de la Caspienne a fait monter la pression d'un cran. L'organisme a rejeté les quotas de prises que les pays exportateurs lui ont soumis pour l'année 2006, estimant qu'ils étaient trop élevés et ne tenaient pas suffisamment compte des prises illégales de poisson. La Cites attend de nouvelles propositions de leur part. Pour l'instant, aucun rendez-vous n'a été pris. " La suspension des exportations peut durer quinze jours comme toute l'année", prévient un porte-parole de l'organisation.
Les amateurs de caviar doivent-ils prendre leurs précautions et, comme d'autres avec le sucre, constituer des réserves en vue d'une pénurie mondiale ? M. Petrossian assure pouvoir tenir six mois : "J'ai suffisamment en stock et je n'ai aucun mal à trouver du caviar pêché en 2005 chez les producteurs, qui ont dix-huit mois pour l'écouler", assure-t-il.
Mais si la Cites devait prononcer une interdiction définitive, il ne donne pas deux ans à l'esturgeon pour disparaître définitivement des eaux salées de la Caspienne. " Cette décision serait une catastrophe. L'offre de caviar officielle ayant disparu, et la demande existant toujours, les prix sur le marché noir risqueraient de flamber, ce qui stimulerait encore davantage le braconnage et accélérerait la disparition du poisson", redoute M. Petrossian.
Pour lui, la fin du caviar de la Caspienne serait d'abord un crève-coeur. "C'est sentimental, ma famille est dedans depuis deux siècles", résume le fils de Mouchegh Petrossian. Ce dernier, avec son frère Melkoum, s'est imposé dans les années 1920 comme l'importateur exclusif du caviar russe de la Caspienne en France. La famille de sa mère possédait des pêcheries d'esturgeon à Bakou (en Azerbaïdjan), dès le début du XIXe siècle, et fournissait la table du tsar.
Le déchirement ne serait pas seulement affectif. Environ 20 % des revenus de la société Petrossian proviennent de la revente de caviar de la Caspienne, et dans une moindre mesure, de celui du Danube. Petrossian a commencé à prendre les devants. Il ouvre de nouvelles boutiques (trois sont prévues, à Monaco, Moscou et Hongkong). Comme ses concurrents, il s'est lancé dans la commercialisation de caviar d'élevage. Sa qualité s'est nettement améliorée, et ses ventes ne cessent de progresser. Petrossian a signé des contrats avec le néerlandais Marine Harvest, qui fabrique du caviar à partir d'esturgeons Transmontanus élevés en bassins. Il se fournit aussi auprès de L'Esturgeonnière, une entreprise girondine qui produit du caviar à partir d'un élevage d'esturgeons baeri (une espèce sibérienne). Son concurrent Caviar House, lui, a racheté la Manufacture Prunier, qui fabrique également du baeri d'élevage en Dordogne : les ventes de ces oeufs pèsent désormais 70 % du total des ventes de caviar du groupe.
M. Petrossian et les autres négociants "historiques" ne croient pourtant pas à une explosion de la concurrence stimulée par la montée en puissance du caviar d'élevage. "Produire et commercialiser un produit de très grande qualité ne s'improvise pas. S'offrir un stock d'alevins, des bassins d'élevage et réunir beaucoup de trésorerie n'y suffisent pas", assure l'un d'eux. L'esturgeon est un poisson à la biologie très complexe et au maniement délicat. D'une femelle à l'autre, la qualité des oeufs peut varier énormément. Un peu comme pour un champagne, le négociant devra savoir trier et porter à maturation les meilleurs grains — que Petrossian réserve à ses boutiques. Les autres oeufs sont vendus en grande distribution sous la marque Dom Petroff où ils restent néanmoins très chers. Le caviar à prix cassé n'est pas pour demain.
Cécile Ducourtieux