a écrit :Jean Guilaine, professeur au Collège de France, spécialiste du néolithique et de l'âge du Bronze:
«Des racines sociales et symboliques»
Par Sylvestre HUET
QUOTIDIEN : Samedi 9 septembre 2006
La «révolution néolithique» mérite-t-elle toujours son nom alors que les recherches archéologiques ont montré la très longue durée de ce processus ?
L'expression «révolution néolithique» est un concept historique désignant la rupture, dans l'histoire humaine, entre des genres de vie fondés sur la chasse, la pêche ou la cueillette et ceux qui ont la production alimentaire (agriculture et élevage) pour fondement. La divergence est essentielle : à une alimentation, végétale ou carnée, prélevée sur la nature, se substitue désormais la fabrication, après leur domestication, des espèces désormais consommées. C'est un peu le passage du naturel à l'artificiel. Cette vision théorique globalisante se heurte aux données archéologiques : celles-ci montrent que, loin d'être un événement rapide ou brutal, l'émergence des sociétés rurales est un processus de longue durée, la domestication des plantes ou des animaux, par exemple, donnant lieu à des comportements transitionnels qui expliquent aujourd'hui le succès d'expressions comme «agriculture prédomestique» ou «élevage prédomestique».
Au Proche-Orient, entre les premières communautés sédentaires de l'Epipaléolithique, moissonneuses de céréales et de légumineuses sauvages il y a 14 000 ans, et les sociétés pleinement agricoles du Néolithique précéramique il y a environ 10 000 ans, plus de quatre millénaires se sont écoulés. On ne doit aussi jamais perdre de vue que Proche et Moyen-Orient ne constituent que l'un des «laboratoires» mondiaux où se déroula cette transition, celui où blé, orge ou ongulés ont été assujettis. Or d'autres expériences réussies de domestication ont été réalisées en Chine, au Mexique, dans les Andes, en Nouvelle-Guinée ou en Afrique sahélienne. Ces berceaux, qui ont concerné d'autres espèces, ont vu le jour dans des milieux écologiques et culturels différents et en toute autonomie. Si on veut garder le concept, il faudrait parler de «révolutions néolithiques».
Le débat déjà ancien entre préhistoriens sur les relations chronologiques et de causalités entre les différents aspects de cette mutation est-il toujours d'actualité ?
Le débat continue. Le Néolithique étant pour partie un face-à-face entre l'homme et son milieu, la question du facteur déclenchant est essentielle. Climat et conditions environnementales ont-ils contraint l'homme à s'adapter, à chercher notamment d'autres pistes alimentaires ? Cette hypothèse déterministe conserve ses adeptes. Elle privilégie une cause matérialiste : l'acquisition de nourriture. Elle a cependant été contestée dès les années 60 par des chercheurs qui ont plutôt vu dans cette «révolution» une transformation de l'homme lui-même, de sa façon d'appréhender le monde, de le penser et donc de le construire. Parvenus à un certain stade d'évolution, les Sapiens auraient pris toujours plus conscience de leur aptitude à transformer leur milieu, culturel et/ou naturel. Cette position a entraîné une meilleure prise en compte, à côté des nécessités matérielles, d'aspects plus largement «idéels» dans les processus du changement. Renversant cause et effet, une telle perspective ramène le volet économique au second plan, l'interprétant davantage comme une conséquence que comme un élément moteur. Les racines du Néolithique seraient d'abord sociales et cognitives.
Les derniers développements de la recherche montrent qu'au Proche-Orient notamment, les choix sont d'abord sociaux : il y a 14 000 ans, on observe déjà l'expérimentation de la sédentarisation et de règles de vie communautaire, le souhait de conserver les défunts près du lieu de vie et la création de nécropoles, la domestication du chien (déjà abordée en Europe par les magdaléniens) transformant la relation homme/animal en une configuration hiérarchisée. L'homme utilisera peu après la manipulation symbolique pour renforcer la cohésion de la collectivité et ordonner la société selon des propres schémas. C'est alors qu'apparaissent des bâtiments publics comme la tour de Jéricho ou les «sanctuaires» de Göbekli. La production alimentaire accompagne ce bouillonnement social et symbolique, elle ne le précède pas. On mesure donc toute la complexité du processus qu'on ne saurait réduire à une simple perspective économique.
La chronologie, le rythme et les processus de la diffusion de l'agriculture à partir du foyer proche-oriental jusqu'aux îles Britanniques sont-ils aujourd'hui élucidés ?
On connaît mieux aujourd'hui, grâce à la multiplication des dates radiocarbone calibrées, la chronologie de la diffusion. Au Proche-Orient, la présence de villages stables d'agriculteurs est un processus acquis depuis 10 000 ans. Dans les îles Britanniques, les premières manifestations du Néolithique sont signalées il y a 6 000 ans. Il ne suffit pas pour autant de diviser l'espace parcouru par le temps pour expliquer les rythmes de la diffusion. Celle-ci semble bien s'être effectuée par avancées rapides suivies de phases de tassement. J'ai proposé un modèle de diffusion «arythmique» pour rendre compte de cette progression : constitution de «cultures» homogènes à diffusion rapide sur un certain espace géographique, suivie d'une pause chronologique et de restructuration culturelle, puis propagation rapide de la nouvelle entité, et ainsi de suite. Il convient de bien séparer les traits économiques (agriculture et élevage), qui sont originaires du Proche-Orient (l'Europe n'a ni céréales sauvages, ni ovicaprins domesticables : c'est donc un continent débiteur), et les traits culturels (formes de l'habitat, pratiques funéraires, styles des instruments de pierre, d'os ou céramiques, parures et expressions identitaires, etc.), qui, eux, révèlent souvent un mixage d'éléments introduits, de créations nouvelles et de persistances autochtones.
Il est vraisemblable que, plus l'on s'éloigne de l'épicentre proche-oriental, plus la «colonisation» consiste en une mixité entre migrants et indigènes, ces derniers adoptant les nouveaux styles de vie et s'en faisant, à leur tour, les propagateurs. Les derniers résultats de la génétique montrent que les premiers boeufs néolithiques d'Occident ont une origine proche-orientale, une éventuelle domestication des aurochs européens étant écartée. En revanche, certains hommes du premier Néolithique de l'Europe tempérée ne semblent pas liés à des lignées orientales : ce pourrait être des descendants autochtones de chasseurs recyclés dans l'économie agricole.
Jean Guilaine a notamment publié le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, et De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, le Seuil, 2001 et 2003.