(L'Humanité du 26 octobre a écrit :
Licenciée pour solidarité
Pauvreté . La caissière d’un supermarché Champion a été licenciée pour avoir fait crédit à des clients démunis. Une décision qui suscite un tollé dans le quartier populaire de La Source à Orléans.
Orléans (Loiret),
envoyée spéciale.
Ici, tout le monde l’appelle Babette. Impossible de marcher dix mètres sans être apostrophée, sans un mot d’encouragement, un sourire discret, un geste esquissé. Un vieil homme, par exemple, son cabas à la main, articule lentement : « C’est dégueulasse. On vous connaît, votre générosité. » Aussitôt, deux jeunes adolescents s’approchent, intrigués : « Ah ! mais c’est vous Babette... ben, c’est dommage. » Au café, Pepito lui promet une chanson. Un habitant lui lance : « Faut pas avoir peur ! » Elle, voix cristalline, sourire affirmé, rétorque tranquillement : « Je n’ai pas peur, d’ailleurs, je me fais voir. Je n’ai pas honte ! »
« Ça me faisait trop mal au coeur »
Elisabeth Dupart, dite Babette, était chef caissière du - supermarché Champion du centre commercial Bolière 3, au coeur du quartier populaire de La Source (lire ci-dessous), à Orléans. Était, car, fin septembre, après vingt-six ans de service, elle a été licenciée pour avoir fait crédit à des clients démunis. « Elle n’avait pas à prêter de l’argent », justifie Marc Veyron, le directeur des ressources humaines de Champion, propriété du groupe Carrefour depuis 1999.
La première fois, c’était il y a seize ans, « quand la misère a commencé ». Babette : « Une femme est venue avec sa petite fille, elle avait besoin de lait et de couches. Elle a réglé à la fin du mois quand elle a touché son RMI. » Un cas, puis un autre... « Ça me faisait trop mal au coeur, surtout avec les enfants. Je faisais crédit à 5 ou 6 personnes par mois, pour 50 ou 60 euros. Toujours pour les choses principales, les petits pots, les couches, les pâtes, jamais d’alcool. » Babette dit que tous, sauf « deux au début », ont remboursé. Elle admet aussi qu’une fois, elle s’est fait crédit à elle-même « pour 150 euros ». « En janvier, je me suis retrouvée dans la choucroute. » À quarante-sept ans, elle vit seule avec son fils de dix-neuuf ans.
Le couperet est tombé à son retour de vacances, le mois dernier. Jamais, auparavant, elle n’avait eu de souci avec la direction. En vingt-six ans passés dans le magasin de proximité, Babette a vu défiler « 29 gérants ». « Tous savaient », affirme la responsable de caisse. Aucun ne l’a sanctionnée. « Nous l’avons avertie oralement en janvier », affirme Marc Veyron, le DRH. Tout s’accélère en tout cas avec l’arrivée d’un nouveau directeur à la mi-juillet. En plus des crédits aux clients, il reproche à Babette un trou de « 3 900 euros » dans sa caisse, contrôlée en l’absence de l’employée. « Quand je suis rentrée de vacances, le gérant m’a dit : « Repartez chez vous, ne touchez à rien. » J’ai pris une grosse claque. Moi, je me suis battue pour ce magasin, pour les clients. Je travaillais parfois 60, 80 heures par semaine, payée 1 300 euros par mois. »
Elle connaît tout le monde ici, salue, serre une main, demande des nouvelles du nouveau-né et du grand frère. « C’était l’âme de Champion », résume Catherine Liger-Heumann, l’avocate de Babette et cliente du magasin. Mohammed, vingt-neuf ans, habitant de La Source et ancien agent de sécurité du supermarché, témoigne : « Elle arrivait à créer des liens avec tout le monde, avec les Français, les Arabes, les Blacks, avec sa façon à elle de traiter les gens, de régler les petits problèmes. C’était très important pour le quartier. » « Une dame était depuis trois ans au RMI. Elle venait tous les jours au Champion, ça lui permettait de discuter, pour se remonter le moral », raconte Christiane Hauchère, du comité de soutien et militante à Lutte ouvrière.
un « licenciement injuste
Très vite, la nouvelle s’est répandue dans le quartier. Très vite, la colère est montée. La première qui a réagi est commerçante : elle a lancé une pétition contre un « licenciement injuste ». Dans la boutique d’Odette, elle est posée en évidence sur le comptoir. « Babette faisait tout pour être agréable à tout le monde. Par exemple, il y avait deux petites grands-mères qui habitaient juste derrière et qui l’attendaient à midi pour qu’elle leur ramène leurs courses chez elles. » Depuis, l’école de conduite, la librairie, la boulangerie, au final une grande majorité des commerçants, ont signé la pétition. Le gardien et la factrice ont prêté leur passe pour distribuer des tracts dans les HLM, d’autres ont fait des photocopies. La semaine dernière, à l’appel du comité de soutien, 300 personnes environ se sont rassemblées devant le supermarché.
« la solidarité n’est pas un vain mot »
« La Source, c’est un quartier populaire où beaucoup de gens se connaissent, où la solidarité n’est pas un vain mot. Cette histoire a cristallisé tout un tas de colères », explique Michel Ricoud, militant PCF et membre du comité de soutien. Christiane Hauchère : « Des femmes qui n’ont pas l’habitude de s’organiser, qui ne travaillent pas, sont allées voir le gérant... pour lui demander la pétition ! En fait, beaucoup se reconnaissent à travers le cas de Babette. Ils disent : " Le gérant, c’est un jeune cadre dynamique, ils sont tous comme ça maintenant. " »
Babette est fatiguée. Tellement de sollicitations, d’agitation, d’inquiétude aussi. Elle dit : « Heureusement, avec tout le monde qui me soutient, je tiens le coup. Je me suis fait jeter comme ça, j’ai du mal à supporter. Alors, je ne leur ferai pas de cadeau. » Elle a déposé un dossier aux prud’hommes pour obtenir des indemnités. Après, elle partira. Elle quittera la région, cherchera du travail dans le Loir-et-Cher. Elle jure aussi, dans un sourire, qu’elle ne regrette rien.
Lénaïg Bredoux