Chine: comment l'Etat et spéculateurs chassent les pauvr

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Message par canardos » 23 Oct 2006, 18:41

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Shanghaï : les dessous sales du capitalisme rouge


LE MONDE | 23.10.06 |


Les habitants de la "communauté du Bon Voisinage" - Dun Hui Fang -, un complexe d'habitations en brique d'avant la révolution de 1949, sont en colère. Peint en rouge sur les murs ou les contreplaqués qui remplacent portes et fenêtres, l'idéogramme chaï, "à démolir", a encore gagné du terrain. Nous sommes à l'ouest de l'ancienne concession française, non loin du périphérique de Shanghaï. Tout le quartier alentour, avec ses vieilles échoppes et ses étals de légumes, est condamné à disparaître. Trois tours de 30 étages, coiffées de chapiteaux, sont déjà sorties de terre. On s'étonnera à peine que l'endroit ait été baptisé "Château Pinacle", appellation que de grandes lettres dorées déroulent sur un muret. Le mètre carré est annoncé à 30 000 yuans (3 000 euros).


Ce n'est pas tant cette irruption presque grossière d'élitisme et d'Occident dans leur environnement qui fâche les Shanghaïens de Dun Hui Fang. Dans le deux-pièces de Hu Zhijie, un docteur en médecine traditionnelle qui habite là depuis cinquante ans, ils exposent toutes leurs doléances, munis d'une pétition, de photocopies d'articles de loi et de plaintes restées sans réponse.

Début septembre, un couple de sexagénaires qui refusait les conditions de la société de démolition commissionnée pour raser le quartier a été agressé à coups de barres de fer. L'épouse a eu la jambe cassée. "Le gouvernement parle de construire une société juste et du respect de la loi. Mais rien n'est fait selon la loi !", se fâche Li Yiming, 55 ans. Représentant des habitants, M. Li touche une allocation-chômage de 45 euros mensuels, qu'il complète par un emploi de gardien, payé 75 euros par mois, pour 12 heures par jour. "La compensation est fixée à 4 000 yuans (400 euros) du mètre carré. Et on nous propose de déménager à 25 km !" En 2003, au début des expulsions, M. Li fut roué de coups par trois hommes de main de la société de démolition. Depuis, une centaine de familles ont plié bagage. Il en reste une cinquantaine.

La colère des petites gens de Dun Hui Fang gronde, comme partout à Shanghaï, où des petits propriétaires se sont trouvés sans recours face à une justice inféodée au pouvoir, souvent inopérante, et une police qui, pour intimider les récalcitrants, use des bonnes vieilles méthodes de la répression politique. Ils sont nombreux : 20 millions de mètres carrés d'habitations ont été détruits en dix ans et plusieurs dizaines de milliers de personnes déplacées.

En août, une centaine d'inspecteurs de la commission disciplinaire centrale du Parti communiste chinois ont été envoyés à Shanghaï pour enquêter sur des malversations au sein des caisses de retraite de la ville. La presse chinoise s'engouffre dans la brèche ouverte par la censure et dresse, au gré des arrestations et des fuites, orchestrées ou non, un tableau éloquent des pratiques du pouvoir local. En révélant in fine comment les fonds de pension de la ville ont financé les projets immobiliers d'entrepreneurs proches du pouvoir, l'enquête touche une corde sensible. Même s'ils sont parmi les mieux lotis de Chine, les trois quarts des salariés de Shanghaï touchent moins de 300 euros pas mois. Ils tiennent à leurs maigres retraites et se moquent comme d'une guigne que l'appartement le plus cher jamais mis en vente à Shanghaï, tout en haut du Tomson Riviera, à Pudong, atteigne le niveau record de 190 millions de yuans (19 millions d'euros).

Cette fois, les inspecteurs du parti, hébergés dans la Villa Moller, un château de conte de fées bâti en 1936 en pleine concession française par un millionnaire suédois, ne plaisantent pas : au moins une dizaine de sociétés immobilières sont concernées par l'audit. Une douzaine de personnalités, dont deux juges et le président de la Compagnie électrique de Shanghaï, sont interrogées. Le 25 septembre, l'enquête conduit au limogeage de Chen Liangyu, chef local du Parti communiste et véritable patron de la ville. Qu'un responsable de si haut niveau soit publiquement "purgé" cache évidemment des motivations politiques : le tandem Hu Jintao-Wen Jiabao (le président et son premier ministre) veut mettre au pas les affidés de l'ancien président Jiang Zemin, dont Shanghaï fut le fief. Mais jamais une affaire n'avait aussi clairement révélé la face noire de l'économie de marché à la chinoise : une chaîne de collusions qui, visant à la neutralisation de toute protestation, part du plus bas de l'échelle jusqu'en haut, par l'allocation discrétionnaire de terrains et de ressources financières collectives, en passant par le contrôle de l'information et de la presse.

Si les prix de l'immobilier sont si élevés à Shanghaï, c'est le résultat d'une politique qui favorise avant tout les groupes d'intérêts, au détriment de la population", explique Lang Xianping, professeur d'économie à l'université de Hongkong. Taïwanais d'origine, Lang Xianping a animé pendant dix-huit mois, jusqu'en février 2006, une émission très populaire sur la chaîne d'affaires de la télévision de Shanghaï, le "Larry Lang Live". Il y décryptait les manipulations boursières et autres dérives du capitalisme rouge. En août 2005, il évoque à l'antenne de possibles malversations dans les fonds de pension à Shanghaï. "Après l'émission, j'ai reçu beaucoup de tuyaux. Je m'apprêtais donc à faire, en janvier, trois épisodes sur Shanghaï, dont un sur les fonds de pension. Le comité du parti de la ville y a mis son veto. La chaîne a essayé de résister, mais elle a dû déprogrammer mon émission. Pour informer le public, elle a annoncé que ma façon de parler le mandarin n'était pas standard", sourit-il.

Notre entretien a lieu au café de l'Hôtel Ritz Portman, à Shanghaï. "Larry Lang" continue : "J'ai commencé à être dénigré par les économistes locaux, notamment ceux du CEIBS (China Europe International Business School), qui m'accusaient de renier le succès économique de ces vingt dernières années. C'est faux. Ce sont les effets secondaires que j'attaque ! Jusqu'alors, je ne m'en étais pris qu'à des hommes d'affaires, ou des entreprises. Tout à coup, j'étais face à un véritable cartel, ce que j'appelle un "triangle de corruption" : le pouvoir, le business et l'information, c'est-à-dire les milieux académiques et la presse. Ces derniers valident par des théories l'action économique des dirigeants. Celle-ci sert alors directement les intérêts d'hommes d'affaires corrompus qui récompensent ensuite ces mêmes dirigeants. C'est pour cela que la politique fiscale et monétaire du gouvernement central a si peu d'effets sur la macroéconomie : les canaux normaux d'une politique de régulation sont totalement faussés par ces pratiques !"

Lang Xianping a dû jeter l'éponge et se faire discret : il a appris que ses adversaires avaient monté avec les services secrets un dossier pour l'accuser d'espionnage au profit de Taïwan. Depuis l'arrestation de Chen Langyu, rassuré sur ses appuis à Pékin, il reprend de l'assurance. Il est convaincu que le scandale de Shanghaï en annonce d'autres.

Les exemples d'entrepreneurs ayant bénéficié de financements frauduleux, en provenance notamment des fonds de pension, soit directement, soit par l'intermédiaire de banques, mettent en lumière l'absence flagrante de garde-fous et un effrayant mélange des genres. Or on sous-estime souvent, dans l'appréciation de la transition économique chinoise de ces vingt dernières années, l'emprise et le rôle du Parti communiste et de ses structures de pouvoir sur la nouvelle économie.

Le cas le plus avéré du phénomène concerne un certain Zhang Rongkun. Milliardaire à 32 ans, celui-ci aurait bénéficié en 2002, à travers sa société, Fuxi Investment, d'un prêt de 3,2 milliards de yuans (320 millions d'euros) directement attribué par le fonds de pension. Il a investi la somme dans deux concessions d'autoroutes avant de se retrouver, comme par miracle, au tour de table de Shanghaï Electric (le fournisseur d'électricité de la grande métropole) juste avant son introduction en Bourse, à Hongkong, en 2005. Lors de la privatisation de facto de cette société publique, cela lui permit d'empocher une belle plus-value.

Autre cas d'école, celui de Wu Minglie, président du groupe New Huangpu, épinglé pour des transferts d'actions entre cette entreprise publique (détenue en partie par l'arrondissement de Huangpu) et sa filiale, cotée en Bourse, la New Huangpu Real Estate, l'un des plus gros promoteurs de Shanghaï, présent dans nombre de projets de l'Exposition universelle de 2010. S'étonnera-t-on que Wu Minglie, député du congrès local, ait présidé pendant de longues années, en tant que fonctionnaire, à l'attribution des concessions immobilières de l'arrondissement Huangpu, le plus riche de Shanghaï - on y trouve la promenade historique du Bund -, à l'époque où Chen Liangyu est chef du parti du même arrondissement ?

"Ce genre de double casquette est typique", confie l'avocat Zheng Enchong, l'un des seuls à avoir défendu des résidents expulsés. A son domicile du centre de Shanghaï, où il est assigné à résidence, il raconte comment il a un jour découvert que le juge de plusieurs de ses procès était un responsable de l'administration qu'il attaquait. En dix ans, il a accumulé les dossiers à charge. Il passe sur les débuts, en 1994, quand "aucune loi, de toute façon, n'était respectée". Puis "les autorités locales ont prétendu, auprès du ministère de la construction à Pékin, recourir à la loi sur les zones anciennes, alors qu'il s'agissait de zones d'habitation. Ils les attribuaient ensuite à des promoteurs qui faisaient des bureaux."

Ensuite, 600 pseudo-"zones vertes", déclarées gelées pour trois ans, ont été en fait allouées en moins d'un an. L'omerta qui règne dans la presse interdit tout débat ou remise en question de ces pratiques. Toute protestation organisée conduit à l'intervention de gendarmes ou de membres de la police secrète, les pétitionnaires les plus têtus pouvant être envoyés en camp de travail ou en hôpital psychiatrique, sans procès.

"La participation de la police est même incluse dans les directives. Les policiers sont parfois payés. Les sociétés de démolition emploient aussi des hommes de main ou des policiers retraités", explique Me Enchong. Un texte oblige en théorie les promoteurs à reloger les habitants près de leur lieu d'origine. Il n'est presque jamais appliqué. Dans la plupart des cas, les opérations échappent à la fiscalité locale et nationale, en principe obligatoire : Zheng Enchong estime que des dizaines de milliards de yuans d'impôts se sont ainsi évaporées.

L'affaire Zhou Zhengyi, en 2003, a fait date et conduit à une première descente des inspecteurs de la commission disciplinaire centrale du parti à Shanghaï. L'avocat conseille 6 résidents contre l'Office du logement de l'arrondissement de Jing-An, qui a accordé un bail de sept ans, gratuit, au promoteur. L'enquête a tourné court, même si l'entrepreneur, un proche de Chen Liangyu, a été inculpé pour avoir falsifié les registres de ses sociétés et obtenu frauduleusement des prêts. Zheng Enchong, lui, a été condamné à trois ans de prison pour avoir... divulgué des secrets d'Etat.

Comment se passe la corruption ? "A Shanghaï, comme les prix de l'immobilier sont élevés, les officiels reçoivent... des appartements. Ou ils les rachètent aux promoteurs, pour eux-mêmes ou des membres de leur famille, à des prix très bas. Bref, c'est légal, en quelque sorte..." L'avocat ne craint pas de parler. Mais la presse chinoise, bien moins diserte sur les suites de l'enquête, n'a pas accès à ce défenseur des expulsés, embastillé au coeur même de Shanghaï. La mission des "nettoyeurs" envoyés de Pékin est certes de faire le ménage, mais en interne...

Brice Pedroletti

canardos
 
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