Les Lip, l'imagination au pouvoir

Message par Leonid » 20 Mars 2007, 20:49

a écrit :Critique
"Les Lip, l'imagination au pouvoir" : le samedi soir et le grand soir
LE MONDE | 20.03.07 | 17h58  •  Mis à jour le 20.03.07 | 17h58 

Par quel mystère un documentaire de forme archi-classique, mixte de têtes qui parlent et d'archives filmées, devient-il un film d'action palpitant, une épopée digne de John Ford, un plaisir de cinéma du samedi soir ? Ce film formidable répond en trois mots : une histoire, des personnages, un montage. L'histoire débute le 17 avril 1973 à l'usine horlogère Lip de Palente, dans la banlieue de Besançon, une entreprise jadis florissante qui dépose aujourd'hui son bilan. Evincé du conseil d'administration depuis déjà deux ans, Fred Lip, l'héritier d'une marque apparue en 1896, n'avait pas su restructurer à temps une entreprise déficitaire depuis les années 1960, et dont le nouvel actionnaire principal, la société suisse Ebauches SA, mène un plan de redressement catastrophique pour les salariés. Mais en ces jours sombres de 1973, les ouvriers refusent de sombrer.

Ce mouvement, qui dépasse de très loin les logiques et les clivages syndicaux pour administrer une leçon de dignité et de solidarité, va accoucher d'une des dernières pages de légende de l'histoire du mouvement ouvrier français.

Le 20 avril, un comité d'action est créé. Le 10 juin, l'usine est occupée par les ouvriers pour "la sauvegarde de l'outil de travail". Le 12 juin, les administrateurs provisoires sont séquestrés, et le stock de montres disséminé dans des caches, puis revendu par la suite dans une spectaculaire opération "portes ouvertes". Le 15 juin, 12 000 manifestants sillonnent les rues de Besançon, avec l'appui de l'évêque de la ville qui fait sonner le glas. Le 18 juin, une assemblée générale vote la reprise du travail sur le mode de l'autogestion. Le 3 août, les ouvriers refusent le plan de sauvetage, impliquant de nombreux licenciements, proposé par le ministre du développement industriel Jean Charbonnel. Le 15 août, les CRS prennent l'usine d'assaut. Le 29 septembre, 100 000 personnes défilent cette fois à Besançon. Le 29 janvier 1974, un plan de relance est approuvé par les grévistes, contre la promesse d'une réembauche progressive de tous les ouvriers. Le 8 février 1976 enfin, le nouvel administrateur de l'usine, Claude Neuschwander, est acculé à la démission après que l'Etat a décidé d'asphyxier financièrement l'usine. Avec cette démission, la mort longtemps différée de Lip devient effective.


TOUS UNIS


Cette épopée resterait lettre morte, du moins sur le plan du cinéma, sans la présence des modestes retraités devenant ici les fabuleux personnages qui la font revivre. On ne saurait tous les citer. Il y a l'austère et irréprochable délégué CFDT Charles Piaget, son alter ego au tempérament fougueux Roland Vittot, Raymond Burgy, grand ordonnateur des actions clandestines, Jean Raguenès, le dominicain au langage fleuri, Fatima Demougeot, la dignité faite femme, beaucoup d'autres encore.

Tous unis par l'indignation que met au coeur des hommes l'injustice, tous solidaires dans le sacrifice de soi qu'implique une lutte aussi âpre et aussi longue. Toute la force du film consiste à cet égard à montrer, face au discrédit et au découragement qui dominent aujourd'hui, que l'engagement politique et l'existence ordinaire ont partie liée, que se battre pour des idées, c'est se battre pour une idée meilleure de la vie. La parole vibrante de ces hommes et de ces femmes le rappellent à chaque moment, sans aucun dogmatisme, mais avec une intensité tour à tour poignante et merveilleuse. La chaleur des assemblées, l'organisation des réseaux clandestins, le sentiment quotidien d'improviser l'utopie, le prêtre qui confesse avec gourmandise son coup de poing contre la police, le patron de gauche qui évoque, la larme à l'oeil, la fermeture de l'usine, sont autant de moments qui font de ce film une extraordinaire aventure humaine.

On y trouvera pour cette raison peu d'analyses proprement socio-économiques du conflit, si ce n'est celle, fondamentale, de Claude Neuschwander, numéro deux de Publicis et proche du PSU à l'époque, qui rappelle que la fermeture de Lip marque le passage en France d'un capitalisme fondé sur l'entreprise à un capitalisme fondé sur la finance, soit l'entrée en fanfare de ce libéralisme qui prévaut aujourd'hui en broyant impitoyablement les hommes. C'est pour cette raison que les vertus cinématographiques de ce film sont aussi, par la grâce du montage, des vertus politiques. Le montage est bien ici cette opération qui permet de raconter une histoire à plusieurs voix, de constituer un mode de narration fondé sur la réunion d'individus différents, de lier tout ce qu'un système perverti s'évertue à dénouer : la force collective d'hommes et de femmes désireux de maîtriser leur destin. Ce film rend évident qu'un récit ne fabrique de la croyance qu'à la condition qu'une croyance le fonde. Dans le désert consumériste qui devient le nôtre, ce film résonnera donc haut et fort, parce qu'il réconcilie le cinéma du samedi et celui du grand soir sous les auspices nécessaires d'un rêve à reconduire.


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Film documentaire français. (1 h 58.) De nombreux débats sont organisés dans toute la France lors des projections. Programme complet sur http://www.liplefilm.com
Leonid
 
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Message par Apfelstrudel » 25 Mars 2007, 19:56

Quelqu'un l'a vu ?
Apfelstrudel
 
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Message par Billie » 03 Avr 2007, 19:57

(Apfelstrudel @ dimanche 25 mars 2007 à 19:56 a écrit :Quelqu'un l'a vu ?

Ben les copains, personne n'a encore été voir ce film??? Je sais bien qu'il y a la campagne mais tout de même =D> Qu'on n'aille pas nous dire après que les ouvriers, sans patron, ne savent rien faire! :247: :247:

Et puis c'est aussi un film où l'on voit (en cherchant bien, parce que le propos central n'est pas là) l'inéfficacité (pour être gentil) de "l'autogestion" !



Mais peut-être certains camarades peuvent-ils nous faire partager leurs (lointains?) souvenirs? :wavey:
Billie
 
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Message par Jacquemart » 06 Avr 2007, 20:30

Bon, ben je suis allé le voir cet après-midi.

C'est très intéressant, très émouvant, et cela vaut vraiment le coup. Politiquement, bien sûr, cela fait la part belle à la direction (CFDT - cathos) de la grève, et seule la CGT est égratignée. N'empêche, il y a de belles scènes, et si on le regarde avec les bonnes lunettes, on voit tout de même bien des choses. Et au-delà des limites des dirigeants, il y a aussi leurs qualités, car certains sont de sacrés bonshommes. On aperçoit aussi, à travers les témoignages, tous ces anonymes qui ont vécu et construit un mouvement pas banal.
Et pour finir, les quelques scènes qui mettent en cause l'attitude de la bourgeoisie et de son Etat valent leur pesant de leçon de choses sociales.

Donc, mon conseil : rebouquiner les articles de la Lutte de Classes de l'époque, et voir le film, tant qu'à faire avec des amis !
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Message par méchougue » 07 Avr 2007, 08:08

salut, mais justement, Jacquemart,

a écrit :Donc, mon conseil : rebouquiner les articles de la Lutte de Classes de l'époque, et voir le film, tant qu'à faire avec des amis !


où peut-on les retrouver, les articles de la LDC de l'époque ? Tu les aurais pas par hasard ?
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Message par Jacquemart » 07 Avr 2007, 08:56

Ben en fait, depuis que j'ai écrit le message, j'ai pu vérifier que mes souvenirs n'étaient pas très fiables. On n'a pas écrit grand chose à ce sujet dans la LDC : surtout un article au sujet de l'attitude des confédérations syndicales, mais quasiment rien sur la grève elle-même.

Sans doute y a-t-il eu des choses dans la LO, mais moi, je n'y ai pas accès. Peut-être Artza, Com ou Pelon ?

En tout cas, je re-recommande chaudement le film !
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Message par akira1917 » 07 Avr 2007, 21:41

Je recommande également vivement cet excellent documentaire, qui, malgré certaines limites (qui sont, je pense, liées aux limites de ce mouvement), demeure extrêmement riche en enseignements. En plus de cela, certains témoignages et certaines archives d'époque sont franchement marrants, d'autres sont trés émouvants...

a écrit :Et puis c'est aussi un film où l'on voit (en cherchant bien, parce que le propos central n'est pas là) l'inéfficacité (pour être gentil) de "l'autogestion" !


Je pense au contraire que, dans ce contexte précis, et en l'absence d'un mouvement social généralisé, l'autaugestion était une excellente stratégie pour prolonger la lutte. Je ne pense pas non plus que cette autogestion se soit faite au détriment d'une potentielle généralisation du conflit, j'aurais même tendance à dire le contraire.
Il est sûr que faire de "l'autogestion" une fin en soi aurait été une grave erreur, mais il ne me semble pas que c'était le cas.
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