Tribulation d'un précaire

Message par Louis » 11 Sep 2007, 15:08

Iain Levinson nous avait déjà régalé avec ses deux polards ("Un petit boulot", excellent, et "une canaille et demi") Voila qu'il nous donne un récit tout a fait passionnant de sa vie d'ouvrier précaire dans l'amérique de bush, avec un humour tout a fait réjouissant, une verve et une energie communicative. Qu'il remplisse des citernes de fioul (avec forces gaffes), qu'il vide le poisson dans des conditions épiques, qu'il déménage des pianos ou qu'il serve de grouillot a un petit patron ouvrant sa boite d'informatique, il met a nu les hypocrisies, les arnaques et l'idéologie pourrie du "shitstéme". Pas de théorie fumeuse sur la lutte de classe, mais les résistances au quotidien, les solidarités (mais il ne repeint jamais la réalité en rose). En bref un livre tout a fait intéressant sur la situation sociale aux états unis d'une fraction de plus en plus importante de la classe ouvriére.

"Au cours des dix dernières années, j'ai eu quarante-deux emplois dans six États différents. J'en ai laissé tomber trente, on m'a viré de neuf, quant aux trois autres, c'a été un peu confus. C'est parfois difficile de dire exactement ce qui s'est passé, vous savez seulement qu'il vaut mieux ne pas vous représenter le lendemain.
Sans m'en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. À deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : 'Je suis ouvrier agricole." Moi, je n'en sais rien. L'autre différence, c'est que Tom Joad n'avait pas fichu quarante mille dollars en l'air pour obtenir une licence de lettres."

un petit extrait pour achever de vous convaincre (c'est les premiéres lignes du bouquin)

a écrit :"C'est dimanche matin et j'épluche les offres d'emploi. J'y trouve deux catégories de boulots : ceux pour lesquels je ne suis pas qualifié, et ceux dont je ne veux pas. J'étudie les deux.
Il y a des pages et des pages de la première catégorie, des postes que je n'obtiendrai jamais. Expérience de six ans exigée dans tel et tel domaine, parler couramment le chinois, pouvoir piloter un jet face à une défense antiaérienne, et avoir SIX ANS d'expérience en chirurgie cardiaque. Salaire de départ trente-deux mille dollars. Faxez votre C.V. à Beverly.
Je me demande qui est Beverly et ce qu'elle sait de plus que moi. Pour commencer, elle sait qu'elle reçoit un salaire. Je suis sûr qu'elle n'a aucune des compétences exigées pour le poste, sinon elle l'occuperait au lieu de répondre au téléphone. Si je connaissais personnellement Beverly, est-ce que je pourrais décrocher un boulot quelconque dans l'entreprise où elle travaille ? C'est pour ça qu'on n'indique pas son nom de famille ? Pour décourager les casse-pieds éventuels tels que moi de la harceler dans un bar ? de découvrir des détails sur sa vie privée et de tomber sur elle dans le métro après quatre heures d'attente pour l'inviter ensuite à prendre un verre et lui demander en passant, après une nuit torride, s'il y a un poste à pourvoir dans son entreprise ? Je vais jusqu'au bout de la colonne et j'en apprends de plus en plus sur les compétences que je n'ai pas, sur la formation que je n'obtiendrai jamais, sur des emplois à pourvoir dans des domaines dont j'ignorais jusqu'à l'existence.
Pourtant, la section des boulots pour lesquels je ne suis pas qualifié contient parfois un trésor caché. Les mots FORMATION ASSURÉE déclenchent toujours une salivation pavlovienne chez tout fumiste patenté. S'ils doivent me former, qu'est-ce que ça change, dans quoi je travaillais avant ? «PROGRAMMEUR D'ORDINATEURS, FORMATION ASSURÉE». Je sais ce qu'est un ordinateur. C'est une de ces télés reliées par un fil à une machine à écrire. S'ils veulent m'apprendre à le programmer, je veux bien. Je continue à lire. En fait, c'est une pub pour une école d'informatique où on vous apprend tout sur les ordinateurs pour deux mille cinq cents dollars, et où on vous offre ensuite un travail de traitement de données, connu aussi sous le nom de dactylo, pour neuf dollars de l'heure.
Je continue à chercher.
Aujourd'hui, toutes les FORMATIONS ASSURÉES sont pour des boulots dont je ne veux pas. «DÉMÉNAGEURS, salaire de départ 8 /heure. FORMATION ASSURÉE. Heures supplémentaires garanties.» Cette annonce appartient à la seconde catégorie. Déménager des meubles, ça n'est pas si mal. C'est dur, mais ça a ses avantages, l'un d'eux étant que vous n'avez jamais besoin de faire de l'exercice parce qu'en fin de journée vos muscles sont bousillés. Huit dollars de l'heure, c'est peu pour New York. Après impôts, ça en laisse à peu près six. Tout de même, je peux faire avec. Le problème, ce sont les heures supplémentaires garanties. Ils manquent manifestement de personnel et ils essaient de me convaincre qu'ils me feront une fleur en me gardant quatorze heures par jour. Ils penseront que si j'ai répondu à cette annonce je vais être ravi de me pointer les dimanches et les jours fériés. Ils pavoiseront : «C'est parce que vous vouliez faire des heures supplémentaires que vous avez répondu à l'annonce, non ?» Je passe à la suite."


Allez hop, encore un dernier

a écrit :Plus je voyage et plus je cherche du travail, plus je me rends compte que je ne suis pas seul. Il y a des milliers de travailleurs itinérants en circulation, dont beaucoup en costume cravate, beaucoup dans la construction, beaucoup qui servent ou cuisinent dans vos restaurants préférés. Ils ont été licenciés par des entreprises qui leur avaient promis une vie entière de sécurité et qui ont changé d’avis, ils sont sortis de l’université armésd’une tapette à mouches de quarante mille dollars, sesont vu refuser vingt emplois à la suite, et ont abandonné.Ils pensaient : Je vais pre n d re ce boulot temporaire debarman / gardien de parking / livreur de pizza jusqu’à ce que quelque chose de mieux se présente, mais ce quelque chose n’arrive jamais, et c’est tous les jours une corvée de setraîner au travail en attendant une paie qui suffit àpeine pour survivre. Alors vous guettez anxieusement un craquement dans votre genou, ce qui représente cinq mille dollars de frais médicaux, ou un bruit dans votre moteur (deux mille dollars de réparations), etvous savez que tout est fini, vous avez perdu. Pas questionde nouveau crédit pour une voiture, d’assurance maladie, de prêt hypothécaire. Impensable d’avoir une femme et des enfants. Il s’agit de survivre. Encore y a-t-il de la grandeur dans la survie, et cette vie manque de grandeur. En fait, il s’agit seulement de s’en tirer.
Louis
 
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Message par Louis » 13 Sep 2007, 21:24

Sinon, quelqu'un a lu "un petit boulot", son premier polar ? Une réussite éclatante.. Son héro, ouvrier au chomage, trouve un "petit boulot" : tueur professionnel. Evidemment cela ne l'empéche pas de rester en colére contre ce systeme a la con qui a assassiné sa ville (aprés la fermeture de la principale entreprise de la région) et pourri sa vie ! Et ça ne l'empéche pas non plus d'etre un "bon ouvrier", sérieux dans son travail (même si son travail consiste a assassiner son prochain) et pas oublieux de la lutte des classes. Quand il arrivera a concilier les deux, ce sera parfait (et ce sera le massacre, bien entendu)

Bref, un roman noir bien ficelé, et qui n'empéche pas l'auteur de se souvenir des milliards de petits boulots merdiques qu'il a fait avant de publier ce premier roman. Tout a fait recommandé !
Louis
 
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