Et pour compléter tout ça, un extrait de L'esthétique de Hegel.
Si si, c'est important de tout lire.
Et ne me remerciez pas, je suis heureux de partager ça avec vous.
a écrit :PLACE DE L’ART DANS SON RAPPORT AVEC LA VIE REELLE, AVEC LA RELIGION ET LA PHILOSOPHIE.
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Avant d’aborder la question de l’idéal, nous devons marquer la place de l’art vis-à-vis des autres formes générales de la pensée et de l’activité humaine.
Si nous jetons un coup d’œil sur tout ce qu’embrasse l’existence humaine, nous avons le spectacle des intérêts divers qui se partagent notre nature et des objets destinés à les satisfaire. Nous remarquons d’abord l’ensemble des besoins physiques, auxquels correspondent toutes les choses de la vie matérielle, et auxquels se rattachent la propriété, l’industrie, le commerce, etc. A un degré plus élevé se place le monde du droit : la famille, l’État et tout ce que celui-ci renferme dans son sein. Vient ensuite le sentiment religieux, qui, né dans l’intimité de l’âme individuelle, s’alimente et se développe au sein de la société religieuse. Enfin la science s’offre à nous avec la multiplicité de ses directions et de ses travaux, embrassant dans ses divisions l’universalité des êtres. Dans le même cercle se meut l’art, destiné à satisfaire l’intérêt que l’esprit prend à la beauté, dont il lui présente l’image sous des formes diverses.
Toutes ces sphères différentes de la vie existent ; nous les trouvons autour de nous. Mais la science ne se contente pas du fait : elle se demande quelle est leur nécessité et les rapports qui les unissent.
La faculté la plus élevée que l’homme puisse renfermer en lui-même, nous l’appelons d’un seul mot, la liberté. La liberté est la plus haute destination de l’esprit. Elle consiste en ce que le sujet ne rencontre rien d’étranger, rien qui le limite dans ce qui est en face de lui, mais s’y retrouve lui-même. Il est clair qu’alors la nécessité et le malheur disparaissent. Le sujet est en harmonie avec le monde et se satisfait en lui. Là expire toute opposition, toute contradiction. Mais cette liberté est inséparable de la raison en général, de la moralité dans l’action, et de la vérité dans la pensée. Dans la vie réelle, l’homme essaie d’abord de détruire l’opposition qui est en lui par la satisfaction de ses besoins physiques. Mais tout dans ces jouissances est relatif, borné, fini. Il cherche donc ailleurs, dans le domaine de l’esprit, à se procurer le bonheur et la liberté par la science et l’action. Par la science, en effet, il s’affranchit de la nature, se l’approprie et la soumet à sa pensée. Il devient libre par l’activité pratique en réalisant dans la société civile la raison et la loi avec lesquelles sa volonté s’identifie, loin d’être asservie par elles. Néanmoins, quoique, dans le monde du droit, la liberté soit reconnue et respectée, son côté relatif, exclusif et borné est partout manifeste ; partout elle rencontre des limites. L’homme alors, enfermé de toutes parts dans le fini et aspirant à en sortir, tourne ses regards vers une sphère supérieure plus pure et plus vraie, où toutes les oppositions et les contradictions du fini disparaissent, où la liberté, se déployant sans obstacles et sans limites, atteigne son but suprême. Telle est la région du vrai absolu dans le sein duquel la liberté et la nécessité, l’esprit et la nature, la science et son objet, la loi et le penchant, en un mot, tous les contraires s’absorbent et se concilient. S’élever par la pensée pure à l’intelligence de cette unité qui est la vérité même, tel est le but de la philosophie.
Par la religion aussi, l’homme arrive à la conscience de cette harmonie et de cette identité qui constituent sa propre essence et celle de la nature ; il la conçoit sous la forme de la puissance suprême qui domine le fini, et par laquelle ce qui est divisé et opposé est ramené à l’unité absolue.
L’art, qui s’occupe également du vrai comme étant l’objet absolu de la conscience, appartient aussi à la sphère absolue de l’esprit. A ce titre, il se place dans le sens rigoureux du terme sur le même niveau que la religion et la philosophie ; car elle aussi, la philosophie, n’a d’autre objet que Dieu ; elle est essentiellement une théologie rationnelle. C’est le culte perpétuel de la divinité sous la forme du vrai
Semblables pour le fond et l’identité de leur objet, les trois sphères de l’esprit absolu se distinguent par la forme sous laquelle elles le révèlent à la conscience.
La différence de ces trois formes repose sur l’idée même de l’esprit absolu. L’esprit, dans sa vérité, n’est pas un être abstrait séparé de la réalité extérieure, mais renfermé dans le fini qui contient son essence, se saisit lui-même et, par là, devient lui-même absolu. Le premier mode de manifestation par lequel l’absolu se saisit lui-même est la perception sensible ; le second, la représentation interne dans la conscience ; enfin le troisième, la pensée libre.
1° La représentation sensible appartient à l’art qui révèle la vérité dans une forme individuelle. Cette image renferme sans doute un sens profond, mais sans avoir pour but de faire comprendre l’idée dans son caractère général ; car cette unité de l’idée et de la forme sensible constitue précisément l’essence du beau et des créations de l’art qui le manifestent, et cela même dans la poésie, l’art intellectuel, spirituel par excellence.
Si l’on accorde ainsi à l’art la haute mission de représenter le vrai dans une image sensible, il ne faut pas soutenir qu’il n’a pas son but en lui-même. La religion le prend à son service, lorsqu’elle veut révéler aux sens et à l’imagination la vérité religieuse. Mais c’est précisément lorsque l’art est arrivé à son plus haut degré de développement et de perfection qu’il rencontre ainsi dans le domaine de la représentation sensible le mode d’expression le plus convenable pour l’exposition de la vérité. C’est ainsi que s’est accomplie l’alliance et l’identité de la religion et de l’art en Grèce. Chez les Grecs, l’art fut la forme la plus élevée sous laquelle la divinité, et en général la vérité fut révélée au peuple. Mais à une autre période du développement de la conscience religieuse, lorsque l’idée fut devenue moins accessible aux représentations de l’art, le champ de celui-ci fut restreint sous ce rapport.
Telle est la véritable place de l’art comme destiné à satisfaire le besoin le plus élevé de l’esprit.
Mais si l’art s’élève au-dessus de la nature et de la vie commune, il y a cependant quelque chose au-dessus de lui, un cercle qui le dépasse dans la représentation de l’absolu. De bonne heure, la pensée a protesté contre les représentations sensibles de la divinité par l’art. Sans parler des Juifs et des Mahométans, chez les Grecs mêmes Platon condamne les dieux d’Homère et d’Hésiode. En général, dans le développement de chaque peuple, il arrive un moment où l’art ne suffit plus. Après la période de l’art chrétien, si puissamment favorisé par l’Église, vient la Réforme, qui enlève à la représentation religieuse l’image sensible pour ramener la pensée à la méditation intérieure. L’esprit est possédé du besoin de se satisfaire en lui-même, de se retirer chez lui, dans l’intimité de la conscience comme dans le véritable sanctuaire de la vérité. C’est pour cela qu’il y a quelque chose après l’art. Il est permis d’espérer que l’art est destiné à s’élever et à se perfectionner encore. Mais en lui-même il a cessé de répondre au besoin le plus profond de l’esprit. Nous pouvons bien trouver toujours admirables les divinités grecques, voir Dieu le père, le Christ et Marie dignement représentés ; mais nous ne plions plus les genoux.
Immédiatement au-dessus du domaine de l’art se place la religion, qui manifeste l’absolu à la conscience humaine, non plus par la représentation extérieure, mais par la représentation interne, par la méditation. La méditation transporte au fond du cœur, au foyer de l’âme, ce que l’art fait contempler à l’extérieur. Elle est le culte de la société religieuse dans sa forme la plus intime, la plus subjective et la plus vraie.
Enfin la troisième forme de l’esprit absolu, c’est la philosophie ou la raison libre, dont le propre est de concevoir, de comprendre par l’intelligence seule ce qui ailleurs est donné comme sentiment ou comme représentation sensible. Ici se trouvent réunis les deux côtés de l’art et de la religion, l’objectivité et la subjectivité, mais transformés, purifiés et parvenus à ce degré suprême où l’objet et le sujet se confondent, et où la pensée le saisit sous la forme de la pensée.
DIVISION
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La première partie, qui traite de l’idée du beau dans l’art, se divise elle-même en trois parties correspondant aux trois degrés que parcourt l’idée pour arriver à son développement complet.
La première a pour objet la notion ou l’idée abstraite du beau en général ;
La deuxième, le beau dans la nature ;
La troisième, l’idéal, ou le beau réalisé par les œuvres de l’art.
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CHAPITRE PREMIER
DE L’IDÉE DU BEAU EN GÉNÉRAL
1° L’idée ; – 2° la réalisation de l’idée ; – 3° l’idée du beau.
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I. Nous appelons le beau l’idée du beau. Le beau doit donc être conçu comme idée et en même temps comme l’idée sous une forme particulière, comme l’idéal.
Le beau, avons-nous dit, c’est l’idée, non l’idée abstraite, antérieure à sa manifestation ou non réalisée ; c’est l’idée concrète ou réalisée, inséparable de la forme, comme celle-ci l’est du principe qui apparaît en elle. Encore moins faut-il voir dans l’idée une pure généralité, ou une collection de qualités extraites des objets réels. L’idée, c’est le fond, l’essence même de toute existence, le type, l’unité réelle et vivante dont les objets visibles ne sont que la réalisation extérieure. Aussi la véritable idée, l’idée concrète, est celle qui réunit la totalité de ses éléments développés et manifestés par l’ensemble des êtres. L’idée, en un mot, est un tout, l’harmonieuse unité de cet ensemble universel qui se développe éternellement dans la nature et dans le monde moral ou de l’esprit.
C’est ainsi seulement que l’idée est vérité et toute vérité.
Tout ce qui existe n’a donc de vérité qu’autant qu’il est l’idée passée à l’état d’existence ; car l’idée est la véritable et absolue réalité. Tout ce qui apparaît comme réel aux sens et à la conscience n’est pas vrai parce qu’il est réel, mais parce qu’il correspond à l’idée, réalise l’idée. Autrement le réel est une pure apparence.
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II. Maintenant, si nous disons que la beauté est l’idée, c’est que beauté et vérité, sous un rapport, sont identiques. Cependant il y a une différence entre le vrai et le beau. Le vrai est l’idée lorsqu’elle est considérée en elle-même dans son principe général et en soi, et qu’elle est pensée comme telle. Car ce n’est pas sous sa forme extérieure et sensible qu’elle existe pour la raison, mais dans son caractère général et universel. Lorsque le vrai apparaît immédiatement à l’esprit dans la réalité extérieure et que l’idée reste confondue et identifiée avec son apparence extérieure, alors l’idée n’est pas seulement vraie, mais belle. Le beau se définit donc la manifestation sensible de l’idée (das sinnliche Scheinen der Idee).
Dans le beau, la forme sensible n’est rien sans l’idée. Les deux éléments du beau sont inséparables. Voilà pourquoi, au point de vue de la raison logique ou de l’abstraction, le beau ne peut se comprendre. La raison logique (Verstand) ne saisit jamais qu’un des côtés du beau ; elle reste dans le fini, l’exclusif et le faux. Le beau, au contraire, est en lui-même infini et libre.
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III. Le caractère infini et libre se trouve à la fois dans le sujet et dans l’objet, et cela sous le double point de vue théorique et pratique.
1° L’objet, sous le rapport théorique (spéculatif), est libre puisqu’il n’est pas considéré comme une simple existence particulière et individuelle qui, comme telle, a son idée subjective (son essence intime et sa raison d’être) hors d’elle-même, se développe sans règle et sans loi, se disperse et se perd dans la multiplicité des rapports extérieurs. Mais l’objet beau laisse voir sa propre idée réalisée dans sa propre existence et cette unité intérieure qui constitue la vie. Par là l’objet a ramené sur lui-même sa direction à l’extérieur ; il s’est affranchi de toute dépendance de ce qui n’est pas lui. Il a quitté son caractère fini et limité pour devenir infini et libre.
D’un autre côté, le sujet, le moi, dans son rapport avec l’objet, cesse également d’être une simple abstraction, un sujet qui perçoit et observe des phénomènes sensibles et les généralise. Il devient lui-même concret dans cet objet, parce qu’il y prend conscience de l’unité de l’idée et de sa réalité, de la réunion concrète des éléments qui auparavant étaient séparés dans le moi et dans leur objet.
2° Sous le rapport pratique, comme il a été démontré plus haut, dans la contemplation du beau, le désir n’existe pas. Le sujet retire ses fins propres en face de l’objet qu’il considère comme existant par lui-même, comme ayant lui-même son but propre et indépendant. Par là l’objet est libre, puisqu’il n’est pas un moyen, un instrument affecté à une autre existence. De son côté, le sujet (le spectateur) lui-même se sent complètement libre, parce qu’en lui la distinction de ses fins et des moyens de les satisfaire disparaît, parce que pour lui le besoin et le devoir de développer ces mêmes fins en les réalisant et les objectivant ne le retiennent pas dans la sphère du fini, et qu’au contraire il a devant lui l’idée et le but réalisé d’une manière parfaite.
Voilà pourquoi la contemplation du beau est quelque chose de libéral ; elle laisse l’objet se conserver dans son existence libre et indépendante. Le sujet qui contemple n’éprouve lui-même aucun besoin de le posséder et de s’en servir.
Quoique libre et hors de toute atteinte extérieure, l’objet beau renferme cependant, et doit renfermer en lui la nécessité comme le rapport nécessaire qui maintient l’harmonie de ses éléments ; mais elle n’apparaît pas sous la forme de la nécessité ; elle doit se cacher sous l’apparence d’une disposition accidentelle où ne perce aucune intention. Autrement les différentes parties perdent leur propriété d’être par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Elles sont au service de l’unité idéale qui les tient sous sa dépendance.
Par ce caractère libre et infini que revêt l’idée du beau comme l’objet beau et sa contemplation, le domaine du beau échappe à la sphère des relations finies et s’élève dans la région de l’idée et de sa vérité.
CHAPITRE II
DU BEAU DANS LA NATURE
I. Du beau dans la nature en général.
1° L’idée comme constituant le beau dans la nature. – 2° La vie dans la nature, comme belle. – 3° Diverses manières de la considérer.
Quoique la science ne puisse s’arrêter à décrire les beautés de la nature, elle doit néanmoins étudier, d’une manière générale, les caractères du beau tel qu’il nous apparaît dans le monde physique et dans les êtres qu’il renferme.
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I. Le beau dans la nature, c’est la première manifestation de l’idée. Les degrés successifs de la beauté répondent au développement de la vie et de l’organisation dans les êtres. L’unité en est le caractère essentiel. Ainsi, 1° dans le minéral, la beauté consiste dans l’arrangement ou la disposition des parties, dans la force qui y réside et qui se révèle par cette unité. 2° Le système astronomique nous offre une unité plus parfaite et une beauté supérieure. Les corps, dans ce système, tout en conservant leur existence propre, se coordonnent en un tout dont les parties sont indépendantes, quoique rattachées à un centre commun, qui est le soleil. La beauté de cet ordre nous frappe par la régularité des mouvements des corps célestes. 3° Une unité plus réelle et plus vraie est celle qui se manifeste dans les êtres organisés et vivants. L’unité, ici, consiste dans un rapport de réciprocité et d’enchaînement mutuel entre les organes ; de sorte que chacun d’eux perd son existence indépendante pour faire place à une unité tout idéale qui se révèle comme le principe de vie qui les anime.
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II. La vie est belle dans la nature, car elle est l’essence, l’idée réalisée sous sa première forme. Cependant la beauté dans la nature est encore tout extérieure, elle n’a pas conscience d’elle-même ; elle n’est belle que pour une intelligence qui la voit et la contemple.
Comment percevons-nous la beauté dans les êtres de la nature ?
La beauté, chez les êtres vivants et animés, n’est ni le mouvement accidentel et capricieux, ni la simple conformité de ces mouvements à un but, l’enchaînement régulier des parties entre elles. Ce point de vue est celui du naturaliste, du savant ; ce n’est pas celui du beau. La beauté, c’est la forme totale en tant qu’elle révèle la force qui l’anime ; c’est cette force elle-même, manifestée par un ensemble de formes, de mouvements indépendants et libres ; c’est l’harmonie intérieure qui se révèle dans cet accord secret des membres, et qui se trahit au dehors, sans que l’œil s’arrête à considérer le rapport des parties au tout, ni leurs fonctions ou leur enchaînement réciproque, comme le fait la science. L’unité se montre seulement à l’extérieur, comme le principe qui lie les membres. Elle se manifeste surtout par la sensibilité. Le point de vue du beau est donc celui de la pure contemplation, non celui de la raison abstraite ou de la réflexion, qui conçoit, qui analyse, compare, saisit le rapport des parties et leur destination.
Cette unité intérieure et visible, cet accord et cette harmonie ne sont pas distincts de la matière, c’est sa forme même. Là est ce principe qui sert à déterminer la beauté dans les règnes inférieurs, la beauté du cristal et de ses formes régulières, formes produites par une force intérieure et libre. Une pareille activité se développe d’une manière plus parfaite dans l’organisme vivant, ses contours, la disposition de ses membres, les mouvements et l’expression de la sensibilité.
Telle est la beauté dans les êtres individuels. Il en est autrement quand nous considérons la nature dans son ensemble. Il ne s’agit plus ici d’une disposition organique de parties et de la vie qui les anime ; nous avons sous les yeux une riche multiplicité d’objets qui forment un ensemble, des montagnes, des arbres, une rivière, etc. Dans cette diversité apparaît une unité extérieure qui nous intéresse par son caractère agréable ou imposant. A cet aspect s’ajoute la propriété qu’ont les objets de la nature d’éveiller en nous, sympathiquement, des sentiments, par la secrète analogie qui existe entre eux et les situations de l’âme humaine.
Tel est l’effet que produit le silence de la nuit, le calme d’une vallée silencieuse, l’aspect sublime d’une vaste mer en courroux, la grandeur imposante du ciel étoilé. Le sens de ces objets n’est pas en eux-mêmes, ils ne sont que les symboles des sentiments de l’âme qu’ils excitent. C’est ainsi que nous prêtons aux animaux les qualités qui n’appartiennent qu’à l’homme, le courage, la force, la ruse. Le beau physique est un reflet du beau moral.
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III. Ainsi la nature en général, comme représentation sensible de l’idée, doit être appelée belle, parce que, dans la considération des êtres individuels qu’elle renferme, se remarque cette correspondance intime entre l’idée et la forme extérieure modelée sur elle, et que, dans ce spectacle offert aux sens, apparaît l’accord nécessaire des différentes parties de l’organisation. La contemplation de la nature comme belle ne va pas au delà. Or, cette manière de saisir le beau, dans laquelle les parties de l’objet paraissent, il est vrai, se développer librement, mais ne manifestent leur harmonie intérieure que dans des formes, des contours, des mouvements, etc., présente un caractère indéterminé et purement abstrait. L’unité intérieure reste intérieure, et ne se révèle pas sous une forme concrète adéquate à la véritable nature de l’idée. L’observateur a sous les yeux une harmonie nécessaire où apparaît la vie et rien de plus.
La matière est identique avec cet accord qui est sa forme. La forme habite la matière et constitue sa véritable essence, la force intérieure qui en dispose et organise les parties. Là est le principe qui sert à déterminer la beauté à ce degré de l’existence. C’est ainsi 1° que nous admirons le cristal et ses formes régulières. Ces formes ne sont point produites par une activité étrangère et mécanique, mais par une force intérieure et libre qui réside dans le minéral lui-même et appartient à sa nature intime. 2° Une semblable activité de la forme immanente se montre d’une manière plus concrète et plus développée dans l’organisme vivant, ses contours, la disposition de ses membres et, avant tout, dans le mouvement et l’expression de la sensibilité ; car ici c’est l’activité de la force intérieure elle-même qui se montre au dehors d’une manière toute vivante.
Malgré le caractère d’indétermination que présente la beauté dans la nature, nous établissons, d’après la notion commune de la vitalité, ou d’après sa véritable idée et l’habitude de voir des types qui y répondent, des différences nécessaires en vertu desquelles nous qualifions les animaux de beaux ou de laids. Ainsi l’animal paresseux qui se traîne péniblement, et dont tout l’extérieur annonce l’impuissance de se mouvoir avec vitesse et facilité, nous déplaît à cause de cet engourdissement ; car la facilité de se mouvoir et d’agir révèle précisément une idée plus élevée de la vie. De même nous pouvons ne pas trouver beaux les amphibies, plusieurs espèces de poissons, le crocodile, ni grand nombre d’insectes, surtout les êtres mixtes chez lesquels se rencontre le mélange des formes appartenant à des espèces différentes. Et il ne faut pas voir là, seulement, un effet de l’habitude en vertu de laquelle ce qui nous est insolite nous choque et nous répugne. De tels mélanges nous déplaisent parce qu’ils nous semblent étranges et contradictoires.
La beauté dans la nature, avons-nous dit, présente aussi un caractère tout spécial par sa propriété d’exciter les sentiments de l’âme, par l’impression sympathique qu’elle produit sur nous. De même, nous appelons un animal beau, parce qu’il exprime un caractère qui a du rapport avec les qualités de l’âme humaine, comme le courage, la force, la ruse, la bonté. C’est une expression qui, d’un côté, appartient d’une manière absolue aux objets, puisqu’elle manifeste un caractère de la vie animale ; mais, d’un autre côté, elle a son principe dans notre imagination et notre manière de sentir.
Mais si la vie dans les animaux, comme le point le plus élevé de la beauté dans la nature, révèle déjà la présence d’un principe animé, cette vie est très bornée, soumise à des conditions toutes matérielles. Le cercle de son existence est étroit, ses instincts sont dominés par les besoins physiques de la nutrition, de la reproduction, etc. Tout, dans les manifestations de ce principe interne qui s’exprime par les formes et les mouvements du corps, est pauvre, abstrait, vide. Il y a plus : ce principe reste purement intérieur, enveloppé et caché ; il n’apparaît pas au dehors comme âme véritable ; car il ne se sait pas ; s’il avait conscience de lui-même, il se manifesterait aussi au dehors avec le même caractère. C’est là le premier défaut du beau dans la nature considérée même sous sa forme la plus élevée, défaut qui nous conduit à la nécessité de l’Idéal comme constituant le beau dans l’art.
Avant d’aborder l’idéal, nous avons à considérer en elle-même et d’une manière plus spéciale cette manifestation imparfaite du beau qui apparaît dans la nature comme accord et enchaînement mutuel de parties, et comme principe de vie dans l’organisme. Nous étudierons ses divers modes sous ses deux points de vue : celui de la forme et celui de la matière.
II. De la beauté extérieure de la forme abstraite et de la beauté
comme unité abstraite de la matière sensible.
I. DE LA BEAUTÉ EXTÉRIEURE DE LA FORME ABSTRAITE.
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La beauté de la forme dans la nature se présente successivement, 1° comme régularité, 2° comme symétrie et conformité à une loi (Gesetzmässigkeit), 3° comme harmonie.
I. La régularité consiste, en général, dans l’égalité, ou plutôt la répétition égale d’une forme unique et toujours la même. A cause de sa simplicité abstraite, une telle unité est ce qui s’éloigne le plus de la véritable unité, de l’unité concrète qui s’adresse à la plus haute faculté de l’esprit, la raison (Vernunft). La beauté de cette forme appartient à la raison abstraite ou logique (Verstand). Entre les lignes, la ligne droite est la plus régulière, parce que, dans sa direction, elle est toujours semblable à elle-même. De même le cube est un corps entièrement régulier. Les lignes, les surfaces, les angles sont égaux.
A la régularité se rattache la symétrie, qui est une forme plus avancée. Ici l’égalité ajoute à elle-même l’inégalité, et dans l’identité pure et simple apparaît la différence qui la brise. C’est ainsi que se forme la symétrie. Elle consiste en ce qu’il n’y ait pas seulement répétition d’une forme égale à elle-même, mais combinaison de cette forme avec une autre de la même espèce égale à elle-même, et inégale à la première. A la symétrie appartient encore la différence de grandeur, de position, de couleur, de sons et d’autres propriétés, mais où doit toujours se retrouver la similitude de forme.
Les deux formes de la régularité et de la symétrie comme unité et disposition simplement extérieure appartiennent à la catégorie des grandeurs ; car, en général, c’est la quantité qui préside à la détermination de la forme purement extérieure, tandis qu’au contraire c’est la qualité qui fait qu’une chose est ce qu’elle est en elle-même et dans son essence intérieure, de sorte que celle-ci ne peut perdre ses qualités sans cesser d’être elle-même. La grandeur, comme telle, est indifférente à ce qui concerne les qualités, à moins qu’elle ne soit donnée comme mesure ; car dans la mesure la qualité est combinée avec la quantité.
Si nous nous demandons maintenant où cette disposition de la grandeur trouve sa place, nous trouvons la régularité et la symétrie aussi bien dans les corps organisés que dans les corps inorganiques de la nature. Notre propre organisme est, au moins en partie, régulier et symétrique : nous avons deux yeux, deux bras, deux jambes, etc. ; d’autres parties sont irrégulières, comme le cœur, le poumon, le foie, les intestins. cette différence tient précisément à ce que ces organes sont internes, et que la vie y réside plus particulièrement que dans les premiers, qui sont tout extérieurs. A mesure que la vie se concentre et se développe, la simple régularité diminue et se retire.
Si nous parcourons les principaux degrés de l’échelle des êtres, les minéraux, les cristaux, nous présentent la régularité et la symétrie comme leur forme fondamentale. Sans doute ils sont déterminés par une force interne et immanente, mais qui n’est pas encore l’idée concrète et la force plus libre qui apparaît dans la vie animale. La plante occupe un rang plus élevé que le cristal : son développement présente déjà un commencement d’organisation, elle s’assimile la matière par une nutrition continuelle ; mais elle n’a pas encore, à proprement parler, une vitalité animée. Son activité se développe sans cesse à l’extérieur. Elle est enracinée sans se mouvoir ni changer de lieu : chez elle l’assimilation et la nutrition qui s’opèrent sans interruption n’ont pas pour effet la conservation d’un organisme déterminé et enfermé dans des limites précises, mais un développement toujours nouveau vers l’extérieur. L’accroissement de ses branches et de ses feuilles ne s’arrête qu’à la mort, et ce qui se développe ainsi est un nouvel exemplaire de tout l’organisme ; car la branche est une nouvelle plante, et non pas seulement, comme dans l’animal, un membre particulier. Aussi la plante manque de cette subjectivité animée et de cette unité supérieure qui, comme développement de l’idée, se manifestent par la sensibilité dans les natures plus avancées. Elle est condamnée à une extériorisation continuelle, sans retour sur elle-même, sans individualité propre et sans unité véritable, et, pour elle, se conserver, c’est se développer au dehors. C’est pour cette raison que la régularité et la symétrie, qui constituent l’unité dans le développement à l’extérieur, sont un moment essentiel dans la forme des plantes. La régularité, il est vrai, n’est plus aussi étroite que dans le règne minéral, elle ne procède pas par des lignes et des angles d’une exactitude aussi abstraite ; cependant elle domine encore. La tige monte presque en ligne droite, l’écorce des plantes d’un ordre élevé est circulaire, les feuilles se rapprochent des formes de la cristallisation ; les fleurs dans le nombre de leurs pétales, la manière dont ceux-ci sont disposés et configurés, portent l’empreinte de la détermination régulière et symétrique.
Enfin dans l’organisation des animaux, surtout de ceux qui appartiennent aux degrés supérieurs de l’échelle animale, se remarque une différence essentielle : la double disposition des organes, l’une concentrique et intérieure, l’autre excentrique ou dirigée vers l’extérieur. Les viscères nobles auxquels la vie est principalement attachée sont les parties intérieures ; aussi ne sont-ils pas soumis à la régularité. Dans les membres, au contraire, et les organes qui nous mettent en relation avec les objets extérieurs, domine encore la disposition symétrique.
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II. La conformité à une loi se distingue des deux formes précédentes. Elle marque un degré plus élevé, et sert de transition à la liberté de l’être vivant. Elle n’est pas encore l’unité subjective et la liberté même. Néanmoins, dans l’ensemble des éléments distincts qui la constituent apparaissent, non pas seulement des différences et des oppositions, mais un accord plus réel et plus profond. Quoiqu’une pareille unité appartienne encore au domaine de la quantité, elle ne peut plus être ramenée à une différence purement numérique entre des grandeurs. Elle laisse déjà entrevoir un rapport de qualité entre des termes différents : ce n’est plus la répétition pure et simple d’une forme identique, ni la combinaison de l’égal et de l’inégal alternant uniformément, mais l’accord d’éléments essentiellement différents. Il y a là un intérêt pour la raison, qui voit que les sens se laissent tromper et satisfaire par le simple rapport de différence qui doit en effet apparaître entre les parties. Cependant cet accord reste seulement un lien caché qui, pour le spectateur, est en partie une affaire d’habitude, en partie le résultat d’une attention plus profonde.
Il est facile de faire comprendre ce passage de la régularité à la conformité à une loi, par des exemples. Ainsi des lignes parallèles de même grandeur sont simplement régulières. Un degré plus élevé nous est offert par l’égalité des rapports dans des grandeurs inégales, comme, par exemple, dans les triangles semblables. De même le cercle n’a pas la régularité de la ligne droite, mais il appartient encore à la catégorie de l’égalité abstraite ; car tous les rayons sont égaux. Aussi le cercle est-il encore une ligne courbe peu intéressante. Au contraire l’ellipse et la parabole montrent déjà moins de régularité, et ne se laissent déterminer que par leur loi. Ainsi les rayons vecteurs de l’ellipse sont inégaux, mais soumis à la même loi. De même le grand et le petit axe sont essentiellement différents, et leurs foyers ne tombent pas au centre, comme dans le cercle. Ici donc les différences fondamentales dont l’accord constitue la conformité à une loi, se montrent déjà comme marquées du caractère qui constitue la qualité. Mais, si nous partageons l’ellipse dans le sens de son grand et de son petit axe, nous avons quatre parties égales. Sous ce rapport domine encore ici l’égalité. La ligne ovale présente une plus haute liberté dans la conformité intime à une loi. Elle est soumise à une loi, quoiqu’on n’ait pu trouver celle-ci ni la déterminer mathématiquement ; toutefois cette ligne libre de la nature, si nous la partageons dans le sens de son grand axe, nous fournit encore deux moitiés égales.
Enfin la régularité dans la conformité à une loi disparaît complètement dans les lignes qui, sous un rapport, ressemblent à la ligne ovale, mais qui, coupées dans le sens de leur grand axe, donnent des moitiés inégales. Telle est la ligne appelée ondoyante, et qui a été désignée par Hogarth comme la ligne de la beauté. Les lignes du bras qui s’échappent d’un côté, différentes de ce qu’elles sont de l’autre côté, en donnent un exemple. Ici la conformité à une loi est sans aucune régularité. C’est le même principe qui détermine les formes si riches et si variées de l’organisme dans les êtres vivants d’un ordre élevé.
Quoique la conformité à une loi constitue une unité plus haute que la régularité, elle est encore trop simple et trop abstraite pour permettre le développement libre. D’un autre côté, privée de la liberté plus élevée encore de la subjectivité, elle ne peut manifester la vie, et surtout l’esprit.
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III. A un degré supérieur se place l’harmonie.
L’harmonie est un rapport entre des éléments divers formant une totalité, et dont les différences, qui sont des différences de qualité, ont leur principe dans l’essence de la chose même. Ce rapport, qui contient celui de conformité à une loi, et qui laisse derrière lui la simple égalité ou la répétition alternative, est tel que les différences entre les éléments n’apparaissent pas seulement comme différences et comme oppositions, mais comme formant une unité dont tous les termes s’accordent intérieurement. Cet accord constitue l’harmonie. Ainsi elle consiste, d’un côté dans une totalité d’éléments essentiellement distincts, et de l’autre dans la destruction de leur opposition, par où se manifeste leur convenance réciproque ; c’est dans ce sens qu’on parle de l’harmonie des formes, de celle des couleurs, des sons, etc. Ainsi le bleu, le jaune, le vert, le rouge, sont les éléments essentiellement distincts, des différences essentielles de la couleur. Nous n’avons pas ici seulement des choses inégales qui, comme dans la symétrie, se réunissent régulièrement pour former une unité tout extérieure, mais des éléments directement opposés, comme le jaune et le bleu, et leur neutralisation, leur identité concrète. La beauté de l’harmonie consiste à éviter les différences trop rudes, les oppositions heurtées, qui, comme telles, doivent s’effacer de manière à laisser paraître l’accord au milieu des différences. Parmi les sons, la tonique, la médiante et la dominante constituent des différences qui s’accordent lorsqu’elles sont réunies. Le même principe s’applique à l’harmonie des formes, des mouvements, etc.
Mais l’harmonie n’est pas encore la subjectivité libre qui constitue l’essence de l’idée et de l’âme. Dans celle-ci, l’unité n’est pas la simple réciprocité et l’accord des éléments, mais la négation de leur différence, ce qui produit l’unité spirituelle. L’harmonie ne va pas jusque-là, comme la mélodie, par exemple, qui, bien qu’elle renferme en elle-même l’harmonie comme principe, possède une subjectivité plus haute, plus vivante, plus libre, et l’exprime. La simple harmonie ne révèle ni l’âme ni l’esprit, quoique, parmi les formes qui n’appartiennent pas encore à l’activité libre, elle soit la plus élevée et que déjà elle y conduise.
II. DE LA BEAUTÉ COMME UNITÉ ABSTRAITE DE LA MATIERE
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La beauté de la matière considérée en elle-même, abstraction faite de la forme, consiste dans son unité et son identité avec elle-même comme excluant toute différence, ce qui constitue la pureté. Des lignes purement tracées, des surfaces polies, etc., nous plaisent par leur caractère même de simplicité, d’uniformité constante. C’est ainsi que la pureté du ciel, la clarté de l’atmosphère, la surface unie comme une glace d’un lac ou d’une mer tranquille, nous réjouissent. Il en est de même de la pureté des sons. Le son pur de la voix a déjà, simplement comme tel, quelque chose d’infiniment agréable et d’expressif. La parole a des sons purs, comme les voyelles a, e, i, o, u, et des sons mixtes, comme eu, œ. Les dialectes populaires particulièrement présentent des sons qui ne sont pas purs, comme oa. Il importe aussi à la pureté des voyelles qu’elles ne soient pas entourées de consonnes qui troublent leur pureté, comme dans les langues du Nord. C’est pour cela que l’italien, qui conserve cette pureté, a quelque chose de si musical.
Le même effet est produit par les couleurs pures ou simples. Les couleurs moins vives et moins claires, qui sont le résultat du mélange, sont moins agréables, quoiqu’elles s’assortissent et s’harmonisent plus facilement, par cela même que la force d’opposition leur manque. Le vert, il est vrai, est aussi une couleur mixte, produite par la combinaison du jaune et du bleu, mais c’est une simple neutralisation ; et quand il est véritablement pur, il a quelque chose de bienfaisant pour la vue ; il est moins saisissant que le jaune et le bleu, dont il fait disparaître l’opposition et la différence heurtée.
III. Imperfection du beau dans la nature.
1° L’intérieur des êtres, invisible. – 2° Dépendance des êtres individuels.
– 3° Limites de leur existence.
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L’objet de la science que nous traitons est le beau dans l’art. Le beau dans la nature n’y occupe une place que comme la forme première du beau. Or, pour comprendre la nécessité et l’essence de l’idéal, il faut examiner pourquoi la nature est nécessairement imparfaite, et quelles sont les causes de cette imperfection.
Le point le plus élevé où nous sommes parvenus est la vie animale. En partant de ce point, on peut signaler les caractères et les causes de cette imperfection dans les êtres de la nature.
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1° L’animal doit son individualité au mouvement incessant par lequel il s’assimile la matière et convertit ainsi l’extérieur en intérieur. Par là il acquiert une existence propre. Son organisme, fermé sur lui-même, a pour but unique la conservation de l’être vivant qu’entretient le développement de la vie intérieure présente et immanente dans tous les membres. C’est ainsi que l’animal a le sentiment de son individualité. Ce sentiment, la plante ne peut l’avoir, parce qu’elle pousse sans cesse au dehors un nouvel individu sans pouvoir revenir sur elle-même et se concentrer dans un point négatif, où elle pose son individualité. Néanmoins, ce que nous voyons de l’organisme animal, comme vivant, n’est pas ce point central de la vie, mais seulement la multiplicité des organes. Le siège particulier des opérations de la vie organique nous reste caché. Nous ne voyons que les contours de la forme extérieure, et celle-ci est entièrement recouverte d’écailles, de plumes, de poils, de peau. Cette enveloppe appartient sans doute à l’animalité, mais seulement comme productions animales sous la forme végétative. Ici se manifeste une des imperfections capitales de la beauté dans la vie des animaux. Ce qui nous est visible dans l’organisme des animaux, ce n’est pas l’âme, la vie intérieure et sa manifestation extérieure, mais des formations d’un règne intérieur. Dans l’animal, par cela seul que l’intérieur reste intérieur, l’extérieur apparaît comme purement extérieur et non pas comme pénétré, vivifié par l’âme dans toutes ses parties.
Le corps humain, sous ce rapport, occupe un rang beaucoup plus élevé, parce qu’il est partout manifeste en lui que l’homme est un être un, animé, sensible. La peau n’est pas recouverte de végétations inanimées. Le sang apparaît sur toute la surface ; ce qu’on peut appeler le gonflement général de la vie, turgor vitæ, annonce sur tous les points un cœur qui bat à l’intérieur et une âme qui respire. De même la peau se montre partout sensible et laisse voir la morbidezza, la couleur propre à la chair et aux nerfs qui donne le teint et fait le tourment des artistes. Cependant cette surface offre à l’œil des imperfections dans ses détails, des découpures, des rides, des pores, des poils, de petites veines. D’ailleurs la peau, dont la transparence rend visible la vie intérieure, n’est qu’une enveloppe destinée à préserver les organes du contact de l’extérieur. Ce n’est qu’un moyen au service d’un but organique, et qui trahit un besoin de la nature animale. L’immense avantage que conserve le corps humain consiste dans l’expression de la sensibilité qui se manifeste, sinon toujours par la sensation même, au moins comme capacité de sentir. Mais ici encore se présente le même défaut, c’est que le sentiment, comme intérieur et concentré en lui-même, n’apparaît pas également dans tous les membres. Une partie des organes est exclusivement consacrée aux fonctions animales, et montre cette destination dans sa forme, tandis que d’autres admettent, à un degré plus élevé, l’expression de la vie de l’âme, du sentiment et des passions. Sous ce rapport, l’âme avec sa vie intérieure n’apparaît pas à travers toute la forme extérieure du corps.
Le même inconvénient se fait sentir plus haut dans le monde de l’esprit. Chaque partie considérée comme organe spécial dans ce grand corps, la famille, l’État, a sa vie propre et ne révèle pas en elle-même, d’une manière visible, la vie générale qui anime le tout.
Enfin il en est de même de l’individu comme être spirituel. Son caractère n’apparaît pas simultanément, dans sa totalité, mais partiellement, dans une série d’actes successifs et déterminés.
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2° Un autre point important, qui se place immédiatement après le précédent, est le suivant.
Avec les individus dont la nature nous offre le spectacle, nous voyons l’idée passer à l’existence réelle ; mais, par là même, elle se trouve engagée dans les liens du monde extérieur ; elle est entraînée dans le conditionnel par la dépendance des circonstances, dans le relatif par la nécessité du rapport entre les fins et les moyens, en un mot dans le fini, qui est le caractère de toute manifestation phénoménale. Le monde réel se présente ainsi comme un système de rapports nécessaires entre des individus ou des forces qui ont l’air d’exister par elles-mêmes, mais n’en sont pas moins employées comme moyens au service d’un but étranger à elles, ou ont besoin elles-mêmes de quelque chose d’extérieur qui leur serve de moyen. Dès lors le champ paraît ouvert au caprice et au hasard aussi bien qu’à la nécessité et au besoin. Ce n’est pas dans cet empire de la nécessité que l’individu peut se développer librement.
Ainsi l’animal, comme individu, est attaché à un élément particulier, l’air, l’eau, la terre, qui détermine son genre de vie, sa nourriture, toute sa manière d’être. Il existe bien, il est vrai, des espèces de transition, des oiseaux nageurs, des mammifères qui vivent dans l’eau ; mais ce sont de simples mélanges et non pas des natures élevées qui embrassent et concilient les contraires. En outre, l’animal est dans une dépendance perpétuelle de la nature et des circonstances extérieures. Sous l’empire de toutes ces causes, il est exposé, lorsqu’elles deviennent pour lui dures, avares ou difficiles, à perdre la plénitude de ses formes et la fleur de sa beauté.
Le corps humain, quoique à un degré moindre, est soumis à une pareille dépendance des agents extérieurs.
Mais c’est surtout au milieu des intérêts qui appartiennent au monde de l’esprit que cette dépendance est manifeste. Ici s’offre dans toute son étendue la prose de la vie humaine. Sans parler de la contradiction qui éclate entre les fins de la vie matérielle et les buts plus élevés de l’esprit, l’individu, pour se conserver, doit se prêter de mille manières, comme moyen, aux fins d’autrui, et réciproquement réduire les autres à la condition de simples instruments pour ses propres intérêts. L’individu, dans ce monde prosaïque des circonstances journalières, ne se développe pas comme un être complet, intelligible par lui-même et ne recevant pas d’un autre sa raison d’agir. Dans les situations importantes elles-mêmes où les hommes se réunissent et forment de grandes assemblées, éclatent la diversité et l’opposition des tendances et des intérêts. Comparés au but général, les efforts individuels qui y tendent n’aboutissent qu’à une œuvre fractionnelle. Les chefs eux-mêmes, qui dominent la situation et s’identifient avec elle, placés à la tête des affaires, retombent dans l’embarras des circonstances. Sous tous ces rapports, l’individu ne peut conserver, dans cette sphère, l’apparence d’une force libre se développant sans empêchement dans la plénitude de sa vie, ce qui constitue la beauté.
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3° Tout individu appartenant au monde réel de la nature ou de l’esprit manque de la liberté absolue, parce qu’il est limité ou plutôt particularisé dans son existence.
Chaque être individuel de la nature vivante, dans le règne animal, appartient à une espèce déterminée, fixe, dont il ne peut dépasser les limites. Par là même, son type est donné, sa forme arrêtée. Enfermé dans ce cercle infranchissable, il n’en est pas moins soumis à toutes les circonstances particulières qui enveloppent son individualité propre.
Sans doute, l’esprit trouve l’idée complète de la vie réalisée dans l’organisme qui lui est propre, et, comparés à l’homme, les animaux, surtout ceux des espèces inférieures, peuvent paraître des existences pauvres et misérables. Mais le corps humain lui-même présente, sous le rapport de la beauté, une progression de formes correspondant à la diversité des races. Après ces différences viennent les qualités héréditaires de la famille, les particularités qui tiennent à la profession, les variétés de tempérament, les originalités et les singularités du caractère. Ensuite les passions habituelles, les intérêts à la poursuite desquels l’homme s’attache et se dévoue, les révolutions qui s’opèrent dans son moral et sa conduite, tout cela se traduit dans la forme extérieure et se grave en traits profonds et ineffaçables sur la physionomie, au point, quelquefois, de défigurer et d’effacer le type général.
Sous ce rapport, il n’y a rien au monde de plus beau que les enfants, parce qu’en eux toutes les particularités sommeillent encore comme enfermées dans leur germe. Aucune passion ne s’est encore déchaînée dans leur poitrine. Aucun des intérêts si nombreux qui agitent le cœur humain n’a encore creusé son sillon et déposé son signe fatal sur leur face mobile. Mais à cet âge d’innocence, quoique dans la vivacité de l’enfant tout s’annonce comme possible, on ne reconnaît en lui aucun des traits profonds de l’esprit qui s’est vu forcé de se replier sur lui-même et de poursuivre dans son développement les fins élevées qui conviennent à sa nature et à son essence.
Toutes ces imperfections se résument en un mot, le fini. La vie animale et la vie humaine ne peuvent réaliser l’idée sous sa forme parfaite, égale à l’idée elle-même. Tel est le principe pour lequel l’esprit, ne pouvant trouver dans la sphère de la réalité et dans ses bornes le spectacle immédiat et la jouissance de sa liberté, est forcé de se satisfaire dans une région plus élevée. Cette région est celle de l’art, et sa réalité, l’idéal.
La nécessité du beau dans l’art se tire donc des imperfections du réel. La mission de l’art est de représenter, sous des formes sensibles, le développement libre de la vie et surtout de l’esprit, en un mot, de faire l’extérieur semblable à son idée. C’est alors seulement que le vrai est dégagé des circonstances accidentelles et passagères, affranchi de la loi qui le condamne à parcourir la série des choses finies. C’est alors qu’il arrive à une manifestation extérieure qui ne laisse plus voir les besoins du monde prosaïque de la nature, à une représentation digne de lui, qui nous offre le spectacle d’une force libre, ne relevant que d’elle-même, ayant en elle-même sa propre destination, et ne recevant pas ses déterminations du dehors.
CHAPITRE III
DU BEAU DANS L’ART OU DE L’IDÉAL
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Le beau dans l’art présente trois points principaux à considérer :
1° L’idéal comme tel dans sa généralité ;
2° Sa détermination comme œuvre d’art ;
3° Les qualités de l’artiste nécessaires pour le produire.
SECTION I
DE L’IDÉAL EN LUI-MME.
1° De la belle individualité. – 2° Rapport de l’idéal avec la nature.
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I. Ce qu’on peut dire de plus général sur l’idéal dans l’art, en s’appuyant sur les considérations précédentes, c’est que le vrai n’a d’existence et de vérité qu’autant qu’il se développe dans la réalité extérieure. Mais il lui est donné d’imprimer à sa propre manifestation une unité telle, que chacune des parties dont elle se compose laisse apparaître en elle-même l’âme, qui pénètre et anime le tout.
Pour prendre un exemple dans le corps humain, l’idée apparaît sous la forme de la réciprocité des organes ; elle ne manifeste dans chaque membre qu’une activité particulière et un mouvement partiel ; mais on peut dire que, dans l’œil, l’âme se concentre tout entière, et non seulement c’est par l’œil qu’elle voit, mais c’est aussi par l’œil qu’elle est vue. Or, on peut se figurer l’art de la même manière. Il a pour but de rendre la forme, par laquelle il représente l’idée semblable dans toute son étendue à l’œil, qui est le siège de l’âme et rend l’esprit visible. Chacune des formes que l’art a façonnées devient un Argus aux innombrables yeux, par lesquels l’âme et l’esprit se laissent voir par tous les points de la représentation.
Mais quelle est cette âme qui doit rayonner ainsi de toutes parts, à travers la forme où elle apparaît ? De quelle nature est-elle, pour être capable de trouver dans l’art sa manifestation pure ? Ce n’est pas ce qu’on peut appeler l’âme dans la nature inorganique ni même dans les êtres animés et vivants. Là tout est fini, borné, dépourvu de la conscience de soi-même et de la liberté. C’est dans le développement et la vie de l’esprit seul qu’il faut chercher l’infinité libre, qui consiste à rester pour soi, dans son existence réelle, le principe interne de cette existence, à revenir à soi-même dans sa propre manifestation extérieure et à rester en soi, tout en se développant. Aussi n’est-il donné qu’à l’esprit, lorsqu’en passant dans le monde il s’engage dans les limites du fini, de le marquer de l’empreinte de sa propre infinité et du libre retour à soi-même.
Maintenant, puisque l’esprit n’est réellement libre qu’autant qu’il est parvenu à se saisir dans sa généralité et à élever jusqu’à lui les fins qu’il porte en lui-même, d’après sa propre idée, tant qu’il n’a pas pris possession de cette liberté, il ne peut exister que comme force limitée, caractère arrêté dans son développement, âme chétive et prosaïque. Avec un fond aussi insignifiant, la manifestation infinie de l’esprit reste purement formelle, parce que nous n’avons là qu’une forme vide de la véritable spiritualité. Il n’y a qu’un fond vrai et substantiel en soi qui puisse communiquer à la réalité finie et passagère son indépendance et sa substantialité. Par là le même objet paraît à la fois déterminé, limité, fermé sur lui-même et substantiel, solide, plein. Par là l’existence réelle, quoique finie en elle-même, acquiert la possibilité de se manifester en même temps comme principe universel et comme âme jouissant de la personnalité.
En un mot, l’art a pour destination de saisir et de représenter le réel comme vrai, c’est-à-dire, dans sa conformité avec l’idée, conforme elle-même à sa véritable nature, ou parvenue à l’existence réfléchie.
La vérité dans l’art ne peut donc être la simple fidélité, à laquelle se borne ce qu’on appelle l’imitation de la nature. Mais l’extérieur doit s’accorder avec un fond qui soit en harmonie avec lui-même, et qui, par là, puisse se manifester dans l’extérieur comme réellement lui-même.
Puisque l’art ramène tout ce qui, dans le réel, est souillé par le mélange de l’accidentel et de l’extérieur, à cette harmonie de l’objet avec sa véritable idée, il rejette tout ce qui, dans la représentation, n’y répond pas, et c’est d’abord par cette purification qu’il produit l’idéal ; il flatte la nature, comme on le dit des peintres de portraits. Du reste le peintre de portraits lui-même, qui a le moins affaire avec l’idéal, doit flatter dans ce sens, laisser de côté les accidents insignifiants et mobiles de la figure, pour saisir et représenter les traits essentiels et permanents de la physionomie, qui sont l’expression de l’âme originale du sujet ; car c’est exclusivement le propre de l’idéal de mettre en harmonie la forme extérieure avec l’âme.
Cette propriété de ramener la réalité extérieure à la spiritualité, de sorte que l’apparence extérieure conforme à l’esprit en soit la manifestation, constitue la nature de l’idéal. Cependant cette spiritualisation ne va pas jusqu’au terme extrême de la pensée, jusqu’à présenter le général sous sa forme abstraite : elle s’arrête au point intermédiaire, où la forme purement sensible et l’esprit pur se rencontrent et se trouvent d’accord. L’idéal est donc la réalité retirée du domaine du particulier et de l’accidentel, en tant que le principe spirituel, dans cette forme qui s’élève en face de la généralité, apparaît comme individualité vivante ; car l’individualité qui porte en elle-même un principe substantiel et le manifeste au dehors, est placée à ce milieu précis où l’idée ne peut encore se développer sous sa forme abstraite et générale, mais reste enfermée dans une réalité individuelle qui de son côté, dégagée des liens du fini et du conditionnel, s’offre dans une harmonie parfaite avec la nature intime, l’essence de l’âme.
Schiller, dans une pièce de vers intitulée : l’Idéal et la vie, oppose au monde réel, à ses douleurs et à ses combats la beauté silencieuse et calme du séjour des ombres. Cet empire des ombres, c’est l’idéal. Les esprits qui y apparaissent sont morts à la vie réelle, détachés des besoins de l’existence naturelle, délivrés des liens où nous retient la dépendance des choses extérieures, de tous les revers, de tous les déchirements inséparables du développement dans la sphère du fini.
Sans doute, l’idéal met le pied dans le monde de la sensibilité et de la vie réelle ; mais il le ramène à lui-même, comme tout ce qui est du domaine de la forme extérieure. L’art sait retenir l’appareil nécessaire au maintien de l’apparence sensible dans les justes limites où celle-ci peut être la manifestation de la liberté de l’esprit. Par là seulement l’idéal, restant enfermé en lui-même, libre et indépendant au sein du sensible, apparaît comme trouvant dans sa propre nature son bonheur et sa félicité. L’écho de cette félicité retentit dans toutes les sphères de l’idéal.
Sous ce rapport, on peut placer au point culminant de l’idéal, comme son trait essentiel, ce calme plein de sérénité, ce bonheur inaltérable que puise dans la jouissance de son être une nature qui se suffit et se satisfait en elle-même. Toute existence idéale dans l’art nous apparaît comme une sorte de divinité bienheureuse. En effet, pour les dieux, qui jouissent de la félicité, il ne peut y avoir rien de bien sérieux dans tous ces besoins de la vie réelle, dans les passions qui nous émeuvent et dans les intérêts qui divisent le monde des existences finies. C’est là le sens de ce mot de Schiller : « Le sérieux est le propre de la vie ; la sérénité appartient à l’art. »
Une critique pédantesque a souvent plaisanté sur ce mot. L’art en général, a-t-on dit, et en particulier la poésie de Schiller sont d’une nature sérieuse. Sans doute le sérieux ne manque pas à l’idéal ; mais précisément, dans le sérieux, la sérénité reste le caractère fondamental. Cette puissance de l’individualité, ce triomphe de la liberté concentrée en elle-même, c’est là ce que nous reconnaissons particulièrement dans les œuvres de l’art antique, dans le calme et la sérénité des personnages qu’il a représentés ; et cela n’a pas lieu seulement dans le bonheur exempt de combat, mais lors même que le sujet vient d’être frappé d’un de ces coups terribles du sort qui brisent l’existence tout entière. Ainsi nous voyons les héros tragiques succomber victimes du Destin ; mais leur âme se retire en elle-même et se retrouve dans toute son indépendance, lorsqu’elle dit : « Il devait en être ainsi. » Le sujet reste alors toujours fidèle à lui-même, il abandonne ce qui lui est ravi. Cependant le but qu’il poursuivait ne lui est pas seulement enlevé, il le laisse tomber, mais ne tombe pas avec lui. L’homme, écrasé par le Destin, peut perdre la vie, non la liberté. Cette puissance, qui ne s’appuie que sur elle-même, est ce qui permet encore de conserver et de laisser paraître le calme et la sérénité au sein de la douleur.
Dans l’art romantique, il est vrai, les déchirements intérieurs et le désaccord des puissances de l’âme sont poussés plus loin. En général, les oppositions y sont plus profondes, la division se prononce et se maintient plus fortement. Néanmoins, bien que la douleur pénètre plus avant dans l’âme que chez les anciens, une joie intime et profonde dans le sacrifice, une certaine félicité dans la souffrance, les délices de la douleur, une sorte de volupté, même dans le martyre, peuvent être représentées. Dans la musique italienne sérieusement religieuse, cette jouissance intérieure et cette glorification de la douleur percent dans l’expression particulière des plaintes.
Cette expression dans l’art romantique est, en général, ce qu’on appelle le rire dans les larmes. Les larmes appartiennent à la douleur, le rire à la sérénité ; et ainsi le rire dans les larmes désigne l’indépendance de l’être libre dans les tourments et la souffrance. Ici le rire n’a rien de commun avec le mouvement sentimental, la vanité affectée d’un sujet qui s’étudie à faire le beau sur des choses misérables ou sur de petites souffrances personnelles ; il doit apparaître comme le signe de la beauté qui se contient et reste libre dans les plus cruelles douleurs. C’est ainsi qu’il est dit de Chimène dans les romances du Cid : « Comme elle était belle dans les larmes ! » Ne savoir pas se contenir nous déplaît et nous répugne, ou nous paraît risible. Les enfants pleurent pour le plus petit accident ; ces pleurs nous font rire. Mais les larmes, dans les yeux. d’un homme sérieux qui se contient malgré ses profondes souffrances, présentent déjà une expression qui nous émeut tout autrement.
Dans le rire simple, le pouvoir de se contenir ne doit pas disparaître, si l’on ne veut pas que l’idéal soit perdu. Quelle impression ne fait pas sur nous le rire inextinguible des dieux d’Homère, ce rire qui sort de leur inaltérable félicité, qui n’exprime que la sérénité et non un abandon complet. Le pleurer, comme simple lamentation, ne peut pas davantage entrer dans l’œuvre d’art.
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II. En considérant l’idéal sous le point de vue de la forme, qui lui est aussi nécessaire que le fond lui-même, on est conduit à étudier le rapport de la représentation idéale dans l’art avec la nature.
Ici se rencontre le débat, tant de fois renouvelé, sur la question de savoir si l’art doit représenter les objets tels qu’ils sont, ou glorifier et transfigurer la nature. Dans ces derniers temps, on doit principalement à Winckelmann d’avoir fait renaître cette opposition et de lui avoir donné une nouvelle importance. Enflammé d’enthousiasme pour les ouvrages des anciens et leurs formes idéales, Winckelmann s’appliqua sans relâche à en faire reconnaître l’excellence, et à propager dans le monde la connaissance et l’étude de ces chefs-d’œuvre de l’art. Mais on s’égara sur ses traces. On finit par tomber dans le fade, l’absence de vie et d’originalité. Une réaction eut lieu. L’art et en particulier la peinture furent arrachés à cet engouement pour ce qu’on appelait l’idéal. Mais on ne sortit d’un excès que pour se jeter dans un autre. Le public fut bientôt rassasié du naturel devenu à la mode. Au théâtre, par exemple, on fut fatigué de toutes ces scènes journalières, de ces incidents de ménage et de mœurs domestiques, de ces représentations sentimentales du cœur humain données comme l’expression de la vérité naturelle.
Dans cette opposition de l’idéal et de la nature, on a plus particulièrement en vue un art spécial, ordinairement la peinture. Pour poser la question d’une manière plus générale, on peut se demander : l’art est-il poésie ou prose, le poétique dans l’art étant précisément l’idéal ? Mais il s’agit maintenant de savoir ce qui constitue la prose et la poésie dans l’art. D’ailleurs le poétique, comme représentant l’idéal, peut induire dans de graves erreurs, parce qu’en s’attachant au sens exclusif du terme on peut confondre ce qui appartient en propre à la poésie, et même à un genre particulier de poésie, avec ce qui est le caractère commun de tous les arts.
On peut distinguer dans l’opposition de l’idéal et de la nature les points suivants :
1° L’idéal peut se présenter comme quelque chose de purement extérieur et de formel. C’est alors une simple création de l’homme dont le sujet lui a été fourni par les sens, et qu’il réalise par sa propre activité.
Ici le fond en lui-même peut être complètement indifférent ou emprunté à la vie commune. En dehors de l’art, il ne nous offre qu’un intérêt passager, momentané. C’est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a pu produire des effets si variés, en représentant mille et mille fois les scènes si mobiles et si fugitives de la nature commune comme reproduites par l’homme.
Ce qui nous intéresse dans de pareils sujets, c’est qu’ils nous apparaissent comme des créations de l’esprit qui métamorphose leur partie extérieure et matérielle en ce qu’il y a de plus artificiel et de plus conforme à lui-même, puisqu’il leur enlève leurs propriétés physiques et leurs véritables dimensions, tout en nous donnant le spectacle de la réalité.
Ainsi, comparée à la réalité prosaïque, cette apparence produite par l’art est une véritable merveille. C’est, si l’on veut, une sorte de moquerie, une ironie par laquelle l’esprit se joue du monde réel et de ses formes extérieures. En effet, quelles dispositions ne doivent pas faire la nature et l’homme dans la vie commune ? Que de moyens ne sont-ils pas forcés d’employer pour exécuter la même chose ? Quelle résistance n’oppose pas la matière, le métal, par exemple, à la main de l’ouvrier qui le travaille ? L’image, au contraire, que l’art emploie dans ses créations est un élément docile, simple et commode. Tout ce que l’homme et la nature ont tant de peine à produire dans le monde réel, l’activité de l’esprit le puise sans effort en elle-même. En outre, les objets réels et l’homme pris dans son existence journalière ne sont pas d’une richesse inépuisable. Leur domaine est borné : des pierres précieuses, de l’or, des plantes, des animaux, etc. ; il ne s’étend pas au delà. Mais l’homme, avec sa faculté de créer comme artiste, renferme en lui-même tout un monde de sujets qu’il dérobe à la nature, qu’il a recueillis dans le règne des formes et des images, pour s’en faire un trésor, et qu’il tire ensuite librement de lui-même, sans avoir besoin de toutes ces conditions et de ces préparatifs auxquels est soumise la réalité.
L’art rend encore aux objets insignifiants par eux-mêmes un autre service que de leur donner une valeur qu’ils n’ont pas, en les élevant à la première forme de l’idéalité. Il les idéalise encore, sous le rapport du temps, en fixant pour la durée ce qui, dans la nature, est mobile et passager. Un sourire qui s’efface à l’instant, un rayon de lumière qui s’éclipse, les traits fugitifs de l’esprit dans la vie humaine, tous ces accidents, qui passent et sont aussitôt oubliés, l’art les enlève à la réalité momentanée, et sous ce rapport il surpasse encore la nature.
2° Un intérêt bien autrement vif et profond nous est offert, lorsque l’art, au lieu d