("nouvelobs.com @ 30/10/2008" a écrit :
Enquête chez les seigneurs de la finance
Les naufrageurs
Ni remords ni excuses. Banquiers, gérants de fonds d'investissement, spéculateurs, ils portent une responsabilité écrasante dans la crise qui balaie l'économie mondiale. Certains y ont laissé des plumes. D'autres, à la faveur du krach, continuent de s'enrichir de plus belle. Tant pis pour le petit épargnant. Tant pis pour le contribuable qui devra boucher les trous. A Wall Street, Londres ou Genève, nos reporters ont rencontré ceux qui n'ont d'autre credo que celui du profit. Et ne sont pas près d'abjurer
Au désespoir ! A la ruine ! A ces marchés stupides qui me permettent de m'enrichir ! Simon Cawkwell nous reçoit dans son grand appartement dans le quartier chic de South Kensington, à Londres, et, en hôte attentionné, insiste pour sabrer le champagne et lever un toast en l'honneur du krach. Ce n'est pas tous les jours qu'on trinque avec le diable ! Avec ses 150 kilos débordant de sa chaise, ses chaussettes rouge vif, ses quatre écrans d'ordinateur où défilent non-stop les cours de la Bourse, le personnage rayonne d'une aura falstaffienne. D'ailleurs, son surnom à la city, c'est «Evil Knievil», alias «le chevalier du mal» ou quelque chose d'approchant. «Les krachs, j'adore, il n'y a pas de périodes plus excitantes. J'ai connu celui de 1987, mais j'étais moins riche à l'époque, je ne pouvais pas miser de grosses sommes. Cette crise-là est bonne, très bonne, pour mes affaires. Evidemment, il va y avoir beaucoup de chômage, des années de récession. Mais moi, je vais gagner beaucoup d'argent.» Cawkwell fait partie du club sulfureux des short sellers, ces spé-culateurs qui ont joué à la baisse les valeurs bancaires. Lui, il s'est attaqué à la banque anglaise Northern Rock. Et se rappelle encore avec délice ce jour d'août où il a entendu que la Banque d'Angleterre allait la renflouer. «J'ai compris que cela sentait mauvais et qu'il y aurait beaucoup à se faire.» Northern Rock a ensuite plongé, n'échappant à la faillite que par une nationalisation in extremis. Se sent-il coupable ? «Mais pourquoi, ma chère ? Je serais bien stupide de ne pas en profiter.» Au total, Evil Knievil pense que la crise lui rapportera 4,5 millions d'euros. «Une broutille... Si vous saviez combien certains ont raflé !» C'est peut-être le refrain le plus entonné dans le monde de la finance. Il y a toujours un plus coupable que vous. Les patrons des grandes banques comme Dick Fuld, de feu Lehman Brothers, ou John Mack, de Morgan Stanley ? Ils accusent les short sel- lers, type David Einhorn ou Philip Falcone (épinglé en une par le tabloïd «Daily Mirror» sous l'étiquette «porc milliardaire cupide»), d'avoir conspiré leur chute. Lesquels spéculateurs prétendent eux avoir fait oeuvre d'utilité publique en alertant l'opinion sur les dérives des banques. «On apprend aux enfants à dire pardon. Mais visiblement, dans le secteur financier, personne n'a appris les vertus du mot magique», ironisait une éditorialiste de «l'Evening Standard».
David Freud, petit-fils de Sigmund et exbanquier d'affaires, a l'explication de ce déni collectif : «Il n'y a pas de sens de la responsabilité. C'est un secteur très individualiste, perverti par la culture du bonus. Et le bonus, c'est gagnant-gagnant. Quand vous êtes performant, vous gagnez. Quand vous perdez, vous gagnez toujours, mais moins...» David Freud a lui aussi joué au jeu des bonus, ces mégaprimes qui font passer les salaires des footballeurs pour de vulgaires pourboires : «Si les gens savaient ce qu'on gagne, on rétablirait la guillotine et des têtes valseraient sur des piques.» 1, 2, 15, 20 millions... Pour le commun des mortels, les sommes ne veulent plus dire grand-chose. Pensez ! En plein krach des subprimes, Goldman Sachs, la star du milieu (voir article p. 22), versait 18 milliards de dollars de bonus, soit 600 000 dollars par employé en moyenne... Mais ces dernières années, les mercenaires de la City savaient pouvoir trouver encore mieux ailleurs. Les banques plus «pépères», traditionnellement peu enclines à jouer les acrobates sur les marchés, ont voulu, elles aussi, monter en Ligue 1, celle des Goldman Sachs et autres. Et, pour s'acheter les bons joueurs, ont aligné toujours plus de cash. Et tant pis si les patrons en question furent bien vite dépassés par les tours de passe-passe de leurs nouvelles stars. C'est exactement ce qui s'est passé dans nos Caisses d'Epargne. Ou chez Citigroup, où le PDG, Chuck Prince, ancien avocat, débarqué l'an dernier pour avoir plombé sa banque de subprimes, confessait ingénument son manque total de compréhension des mécanismes financiers en vigueur dans sa boutique : «Aussi longtemps qu'il y a de la musique, vous devez vous lever et danser. Nous dansons toujours.» Les banquiers ont dansé. Les milliards ont valsé. Les chiffres donnent le vertige : les fameux Credit Default Swaps, ces instruments techniques pour se couvrir contre le risque de faillite d'une entreprise, qui sont en train de faire tomber les banques, ont été inventés fin 1997 : ils représentent désormais 55 trilliards de dollars, soit plus que le PNB de la Terre... «Personne n'avait intérêt à tuer la poule aux oeufs d'or, soupire David Freud. Ni les politiques, ni les banques centrales, ni surtout les banquiers, qui s'enrichissaient tellement. Alors on s'est tous allongé et on a écouté la musique.» Et la musique, qui la dictait ? Tout en haut de la pyramide, voilà les demi-dieux de la finance. La caste mystérieuse des hedge funds, ces fonds spéculatifs qui font désormais la pluie et le beau temps. L'écrivain Tom Wolfe explique ainsi que ces «maîtres de l'univers» qu'il a immortalisés dans «le Bûcher des Vanités» ne sont plus à Wall Street, mais à Greenwich, petite ville près de New York où s'agglutinent les hedgies ou à Londres. Là où l'unité était la dizaine de millions de dollars, les hedgies brassaient des milliards, et comme ils se servaient à la source, ils ont fait exploser les bonus. «Ils n'avaient aucune régulation, et gagnaient tellement plus d'argent. Le rêve de tout trader, c'était évidemment de devenir un hedgie», dit un trader. Et de déménager, à Londres, des bureaux impersonnels de Canary Wharf ou de la City vers l'antre des superriches, le quartier de Mayfair, ses immeubles victoriens, ses milliardaires russes, ses restaurants huppés comme le Gavroche et ses repas à 1 500 euros... Même les conférences busi ness étaient moins ennuyeuses : au rassemblement Hedge Stock, en 2006, sorte de Woodstock de la finance, les rendez-vous se faisaient sous des tentes à fleurs, le tout bercé d'un concert des Who. Autre événement incontournable, le gala de charité annuel du financier Arpad Busson, fiancé d'Uma Thurman, où l'on pouvait l'an dernier enchérir pour gagner une séance de yoga avec Sting, ou une leçon de guitare avec le chanteur de Coldplay suivi d'un dîner avec sa femme, Gwineth Paltrow... Cette année, en juin, il n'y avait «que» Tony Blair, désormais conseiller à mi-temps à la banque JPMorgan, et un concert de Stevie Wonder. 30 millions d'euros furent néammoins levés, malgré les subprimes...
Aujourd'hui, à Mayfair, les hedge funds commencent à fermer : on estime que plus de la moitié risquent de passer à la trappe. Les panneaux «Bureaux à vendre» fleurissent. Peter Wetherell, agent immobilier dans le très haut de gamme, constate un ralentissement de 40% des transactions. «Après la fête, la gueule de bois... Mais pas pour tout le monde. La semaine dernière, il y avait un petit raout chez George, le club privé de Mayfair le plus coté. Il y avait ceux qui pleuraient. Et ceux qui riaient. Personnellement, je ne suis pas inquiet pour mon business. Les riches ont perdu un peu de leur patri moine, mais ils restent toujours riches...» Pauvres riches ? «C'est le paradoxe de la City. Vous êtes riche, mais vous n'en avez jamais assez. Car il y a toujours un plus riche que vous.» Geraint Anderson, un analyste réputé, a décidé de larguer les amarres après avoir amassé «seulement» 3 millions d'euros. Trop de cocaïne, trop de stress, trop de cupidité. «Je devenais un vrai connard. Et puis, au fond de moi, je savais bien que je ne valais pas mon superbonus annuel» Dans la City, le sujet de conversation préféré est le fuck-off money, le montant avec lequel vous pouvez tout plaquer. «On avait fait un pacte il y a trois ans avec des copains en se fixant un seuil de 3 millions d'euros. Eux, ils n'ont pas décroché. Ils doivent être entre 5 et 10 maintenant.» Geraint dit que personne ne décroche dans la City : «C'est comme dans ces films avec ces braqueurs qui disent «encore un dernier hold-up» et c'est fini. En général, ça se termine dans un bain de sang.»
Aujourd'hui, alors que 3 000 milliards seront injectés dans les banques, on pourrait penser que le système fou des bonus a vécu. Pauvres naïfs ! Selon les estimations du «Guardian», les 10 plus gros établissements financiers de Wall Street projettent de distribuer 70 milliards de dollars en primes cette année, soit 10% du plan Paulson ! Ironie du sort, certains des ex-Lehman, la banque qui a largement participé au cataclysme, pourraient même en profiter : Nomura, qui a repris une partie des équipes, a promis de maintenir les bonus que s'était engagé à distribuer leur ancien employeur. «Je ne vois pas pourquoi je paierais les pots cassés ! Si je n'ai pas mon bonus cette année, j'irais voir ailleurs, se justifie un trader. Les banques sont obligées de continuer le jeu pour ne pas perdre ceux qui leur rapportent encore de l'argent. C'est la loi du marché.»
Impunité totale, donc ? Philippe, un des hedge funders les plus connus de la place, nous reçoit à Genève. Off. «Nous, les hedgies, nous sommes les boucs émissaires idéaux. Même l'archevêque de Canterbury nous tape dessus ! Nous sommes comme les joueurs de foot et les chanteurs de rock : les personnes qu'on aime haïr.» Pourquoi Genève ? L'homme qui pèse aujourd'hui 200 millions d'euros a été en bisbille avec la Financial Services Authority, le gendarme de la City. Et a donc quitté Londres pour la cité de Calvin. «On me croyait fini, et puis me revoilà. J'ai survécu à bien des choses, et ce krach-là n'est pas le pire que j'ai connu.» En deux ans, il a créé son propre fonds et levé 5 milliards de dollars.
Une partie de ses fonds sont domiciliés aux îles Caïmans, l'une des destinations favorites des hedge funds. Alors évidemment, la régulation, ça le fait rire. «Ils sont mignons... Si Brown ou les autres veulent se mêler de la politique des bonus et durcir la politique fiscale, pas de problème ! Tout le monde fera comme moi et on ira tous en Suisse.» Et si la Suisse se fait taper sur les doigts ? «Il y aura toujours un autre endroit...»
Doan Bui
Le Nouvel Observateur