Quelques articles ce matin
(SudOuest 17/01/11 a écrit :Il est bientôt 17 heures, l'entrée en vigueur du couvre-feu. Le soleil plonge derrière les immeubles, les passants hâtent le pas et les rares automobilistes empruntent le plus court chemin pour rentrer chez eux. Sans accélérer. Il ne vaut mieux pas. À La Soukra, un quartier à la population mélangée à une dizaine de kilomètres au nord de Tunis, tout écart de conduite au volant amène de sérieux ennuis à son auteur. Les rues sont hérissées de barrages aménagés avec les moyens du bord. Des moellons, des branchages, des sacs de sable, des débris divers qui sont disposés en chicane. Il ne faut pas seulement ralentir, il est impératif de s'arrêter. Ils ont 16, 17, 18 ans au maximum et sont armés de gourdins. Ils ouvrent d'autorité les portières, fouillent le coffre. « Français ? Ouvre le sac. Tu vois ça ? », demande l'adolescent en lissant de son pouce la lame d'un interminable couteau brandi dans l'habitacle. « C'est pour Trabelsi, tu comprends ? »
Compris cinq sur cinq, oui. Le clan honni des Trabelsi, le patronyme de l'épouse de l'ex-président Ben Ali, était bien présent ici. Belhassen Trabelsi, un des frères de Leïla, demeurait dans une vaste villa de la rue. Depuis samedi, elle est méthodiquement vidée par les habitants du quartier.
Un barrage de Porsche
Mais les jeunes gardiens du barrage ont d'autres préoccupations. Il s'agit de repérer tout intrus qui viendrait menacer la sécurité du voisinage, de le coincer et de le remettre aux militaires. Ceux-ci sont stationnés au bout de l'avenue, ils tiennent un barrage « légal ».
Il faut en passer par une demi-douzaine de ces arrêts obligés pour parcourir le trajet entre le centre-ville et la Soukra. Aux environs du parc du Belvédère, dans Tunis intra muros, des rues modestes sont elles aussi obstruées par des obstacles de fortune. Il y en a partout. Les barrages se resserrent puis se referment à la faveur de la nuit. Par exemple à La Goulette, à côté du port de Tunis. « Un Trabelsi avait son garage dans le quartier. Les jeunes ont fait un festival avec les Porsche et les Alfa Roméo. Après s'être amusés, ils les ont incendiées pour faire des barrages avec », raconte Ali, un chauffeur de taxi.
Paranoïa ? Sans doute pas. Si l'information est difficile à collecter, il est certain que la Tunisie a déploré plusieurs morts, tués par balles dans la nuit de samedi à dimanche. Des hommes à bord de voitures administratives, de véhicules utilitaires, d'ambulances ou encore de voitures de location ont ouvert le feu sur des habitants qui montaient la garde.
Qui sont ces meurtriers ? Les rumeurs les plus fantaisistes le disputent aux certitudes. Des membres de la garde présidentielle, sûrement. Des policiers mouillés dans la répression benaliste. Des nervis des services secrets et du RCD, le parti de l'ex- président. Des gens qui possèdent des armes à feu, en tous les cas, ce qui n'est pas le cas du peuple. « C'est toute une histoire pour acheter un fusil de chasse en Tunisie. Personne n'a d'arme, hormis les forces de l'ordre », indique Omar, un quadragénaire de La Soukra. « Une voiture est passée dans ma rue, ça a tiré, les passagers avaient des gilets pare-balles. Qui peut en avoir ici ? », s'interroge un Français de La Marsa. La réponse est contenue dans la question.
La peur de l'escalade
« Je ne sais pas qui sont réellement ces gens. Il faudrait poser cette question à Ben Ali. Lui seul sait comment sa sécurité était organisée. En revanche, je suis sûr que sa police était l'une des plus puissantes au monde. Il y aurait 160 000 policiers ou assimilés en Tunisie sur 10,5 millions d'habitants », explique pour sa part Me Abderrazak Kilani, le bâtonnier du barreau de Tunis, une des personnalités en vue du mouvement de révolte. « La police a quasiment disparu. Il y a quelque chose qui cloche. On veut retrouver la tranquillité le plus vite possible », soupire-t-on à La Goulette.
Les forces de l'ombre n'ont pas fini de faire peur. On craint une escalade, un empoisonnement des réseaux d'adduction d'eau ou des attaques contre les dépôts alimentaires. L'armée, qui est le seul espoir de la population, ne compte pas des effectifs très fournis pour réduire les soldats perdus du benalisme. Pas plus de 35 000 hommes. Aussi les « barrages citoyens » sont-ils encouragés par les militaires. Et mis en valeur par la télévision d'État, qui a aussi mis en place des numéros d'urgence à appeler en cas d'agression nocturne.
Dans ce contexte d'autodéfense citoyenne, il est compliqué de savoir exactement qui est qui. Il y a les « comités de quartier », les tenants de la déstabilisation qui tirent depuis leurs voitures, mais aussi des pillards comme tout désordre social en secrète. Des pauvres qui se servent dans les grands magasins saccagés. On frôle en permanence la bavure et la justice expéditive. Mais la Tunisie n'a guère d'autre moyen de s'en sortir. Elle fait appel pour ce faire à son trésor le plus précieux : la solidarité de ses citoyens et leur soif de liberté.
(Courrier International 16/01/11 17h a écrit :En direct de la banlieue de Tunis.
De La Marsa jusqu'à Gammarth, Carthage, Sidi Bou Saïd, partout le même spectacle. Des barrages mis en place par les comités de quartier tous les 30, 50, 100 mètres. Des hommes, des femmes, des enfants montent la garde armés de pierres, de bâtons, de club de golf… Avec des planches, des charrettes, ils bloquent chaque rue, quadrillent méthodiquement toute cette partie de la banlieue de Tunis. A 400 mètres de la route de Gammarth, dans un quartier très populaire, un 4x4 attire l'attention. Les vigiles demandent à fouiller le coffre, refus des passagers. Les jeunes ouvrent de force la porte arrière, le 4x4 s'enfuit, poursuivit par une cinquantaine de tunisiens. Jets de pierre. "Ils avaient un sac de pistolets" constate une femme. Au barrage d'après, ils seront arrêtés, remis à l'armée. Ainsi s'est organisé le peuple tunisien, sans leader, sans arme, sans autre slogan que "Ben Ali Dégage". Face aux "escadrons de la mort" lancés dans tout le pays pour tuer au hasard, afin de venger Ben Ali et de semer la politique de la terre brûlée, la rue s'est organisée spontanément. Après la révolution de vendredi 14 janvier, qui a fait chuter l'inoxydable Président, on assiste à la constitution d'un ordre public nouveau: fait par le peuple, pour le peuple, contre l'armada de gangsters. L'Armée de terre, avec ses 27.000 hommes, reprend peu à peu le contrôle des grands axes du pays. Des hélicoptères foncent sur chaque foyer de milicien, lesdits foyers étant signalés par les comités de quartier. L'armée force le respect par sa loyauté envers son pays. On retiendra l'image du militaire saluant un convoi mortuaire à Kasserine.
Quelques commerces ont ouverts, des petites échoppes où l'on trouve des légumes, des cigarettes. Les rares boulangeries ouvertes, en bas de Sidi Bou Saïd, à La Marsa, font l'objet d'interminables files d'attente. Les gens sont très disciplinés, les prix n'ont pas bougé malgré la pénurie qui pointe son nez. Face aux milices qui sévissent, dans des voitures de location, de fausses ambulances, la population est incroyablement unie, courtoise malgré la fatigue, la nervosité. Une solidarité règne.
Le spectacle des pillages est impressionnant. Les villas Trabelsi de Gammarth sont éventrées. Le café Eden à Sidi Bou Saïd, récemment refait à neuf, a été vidé. C'était une affaire de la belle-famille. Les banques Zitouna sont toutes à terre alors que l'UICB voisine - la Société Générale - est intacte. Désormais que les symboles ostentatoires du pouvoir corrompu sont à terre, il reste à rétablir l'ordre. Le risque, selon plusieurs sources de l'armée, serait que "les milices se fassent discrètes plusieurs jours, afin de faire croire à leurs fins, avant de cogner brutalement."
Le couvre-feu approche. Et chacun craint la venue des miliciens.
(Médiapart 16/01/11 a écrit :Les régimes autoritaires survivent entre autre grâce aux milices qu’ils mettent en place et qui assurent la terreur et les basses oeuvres. C’est également le cas en Tunisie. L’ex président est parti mais il laisse sur place les «desperados», les hors-la-loi qui sont ses hommes de main.
Cette milice est accusée de semer le désordre, et de tenter de mettre le pays au bord du chaos afin de susciter une réaction autoritaire de l’armée ou de créer un appel d’air pour un retour de Ben Ali. A moins, comme le supposent des commentateurs, que ce ne soit qu’un baroud d’honneur.
Tous les régimes de ce type laissent derrière eux des bandes de gens perdus, qui savent leur fin proche. Ils sont prêts à tout. Ils sont armés et dangereux. Les tunisiens le savent. Ils s’organisent en comités d’auto-défense et aident l’armée dans le maintien de l’ordre. Ces comités ont ainsi arrêté des membres de la milice présidentielle, qu’ils ont remis à l’armée. Cette-ci a arrêté le chef de la sécurité, l’un des responsables des morts de ces dernières semaines, et un neveu de l’ancien président. Ce soir on entendait des tirs autour du palais présidentiel où l’armée tente de déloger des miliciens.
Il apparaît clairement que le soutien de l’armée à la population a été et est encore décisif. Mais ce qui est aussi décisif, c’est la volonté des tunisiens de se prendre en main, tant pendant les semaines qui ont poussé Ben Ali vers la sortie de scène que maintenant. Ils semble bien que la population soit unie dans sa quête de liberté.
Ils doivent aujourd’hui être très vigilants s’ils veulent éviter que leur révolution ne soit confisquée ou détournée par les milices. Personne ne peut encore dire jusqu’où les forces fidèles à Ben Ali sont infiltrées dans la société tunisienne ou dans l’armée. Les groupements religieux, quant à eux, sont considérés comme plutôt modérés et restent en retrait actuellement.