Et aussi, il y a cet article très détaillé de Libération qui date du 4 février 2019 et s'appuie sur l'interview d'un chercheur de l'Université Paris VIII :
Interview
Au Soudan, «ce ne sont pas les plus pauvres qui sont dans la rue»
Par Célian Macé — 4 février 2019 à 19:16
Au pouvoir depuis 1989, Omar el-Béchir est confronté à des manifestations inédites. Depuis plus de deux mois, les classes moyennes et salariées bravent les tirs de la police pour protester contre un régime qui les oppresse et saigne l’économie.
Ils n’ont connu que lui. Deux tiers des Soudanais sont nés dans un pays ayant Omar el-Béchir pour Président. Seul chef d’Etat en exercice recherché par la Cour pénale internationale (CPI), qui a émis deux mandats d’arrêt internationaux et le poursuit pour «crimes contre l’humanité», «crimes de guerre» et «génocide» au Darfour, le maréchal fait face à un mouvement de contestation populaire sans précédent depuis son accession à la tête du pays, en 1989. Cela fait maintenant quarante-neuf jours que, partout à travers le territoire, des milliers de personnes bravent quasi quotidiennement ses forces de sécurité en descendant dans la rue.
Si l’étincelle a été économique, le feu est désormais politique. «Ta chute, c’est tout», chantent les manifestants. «Un changement de président ne peut se faire par WhatsApp ou Facebook», leur a répondu El-Béchir jeudi. Avant d’ajouter : «Nous allons concentrer nos efforts pour satisfaire le peuple, particulièrement les jeunes.» Dans un geste d’apaisement, la semaine dernière, le régime a promis la libération de toutes les personnes arrêtées depuis le début des protestations - au nombre de 1 000, selon les ONG. Le Président, en tournée dans les villages, a inauguré une nouvelle autoroute de 340 kilomètres dimanche et a fait miroiter la construction d’un hôpital, un réseau d’eau potable… Mais les marches continuent. «Le mouvement est inédit par son ampleur et sa géographie», pointe Clément Deshayes, chercheur à l’université Paris-VIII et membre du think tank Noria Research. Il revient sur les contours de cette révolte qui a déjà fait 30 morts, selon un bilan officiel, 51 selon Human Rights Watch (HRW).
Quel a été le déclencheur de la révolte ?
C’est un engrenage qui a débuté par le triplement du prix du pain. A cause des problèmes monétaires du Soudan, l’importation de blé est devenue très coûteuse. Le taux officiel de l’inflation est de 70 % mais, selon les économistes, il serait en réalité plus proche de 120 %. Le pays est aussi confronté à une sévère pénurie d’essence. Mais le problème le plus grave, au quotidien, est la crise de liquidités. Ce manque de cash met les familles en difficulté, surtout celles qui dépendent d’un salaire, car elles ne peuvent plus le retirer ou pas entièrement. Les magasins se vident, l’économie est à l’arrêt.
Qui sont les Soudanais qui manifestent ?
A la différence de 2013 [la répression de la révolte avait fait au moins 170 morts, ndlr], ce ne sont pas les plus pauvres, le lumpen, qui sont aujourd’hui dans la rue, mais les classes moyennes, les classes populaires salariées. Le mouvement est inédit par son ampleur et sa géographie. La date que les Soudanais identifient comme le début de la révolte, le 19 décembre, est le moment où la province se soulève : ce jour-là, des bureaux du NISS [les redoutés services de renseignement soudanais] ont été brûlés. La révolte a commencé de façon éruptive, populaire, non coordonnée. Aujourd’hui, les villes de province mènent des marches «tournantes». L’Association des professionnels soudanais (APS) a commencé à structurer le mouvement par ses appels. Le pic des manifestations a eu lieu dans le nord du pays, qui est normalement le pré carré du régime. Des villes comme Port-Soudan ou Atbara, bastions du Parti communiste soudanais et de la classe ouvrière, sont traditionnellement une caisse de résonance des mouvements sociaux. Mais des régions rurales et agricoles comme la Jezira, au sud de Khartoum, ou des petites villes du Kordofan du Nord se mobilisent aussi de manière inédite. Seules les régions en guerre (le Darfour, le Kordofan, le Nil Bleu) se sont montrées plus timides. Vu le niveau de répression auquel elles sont habituées, c’est compréhensible : une manifestation au Darfour, ça ne se conclut pas par un ou deux morts, mais par un village entier rasé…
Quelle forme prend la protestation ?
Le gros de la mobilisation a lieu quartier par quartier. A Khartoum, c’est dans les quartiers que les rassemblements ont commencé. Les jeunes bloquent les accès et manifestent à l’intérieur. Désormais, l’APS appelle à des mobilisations «centrales». Les protestataires partent des quartiers pour converger vers le centre-ville. La semaine dernière, l’APS avait prévu 17 points de ralliement simultanés à Khartoum. Mais les manifestants n’ont pas la possibilité d’occuper une place centrale, comme Tahrir au Caire. La police tire à balles réelles et les marches sont systématiquement dispersées.
Qu’est-ce que cette Association des professionnels soudanais ?
Elle n’existe que depuis quelques semaines. On ne lui connaît pas de leaders… hormis ceux désormais en prison. Ce sont visiblement des individus qui ont une certaine expérience de la contestation, de la clandestinité aussi. L’APS a créé une application pour communiquer les mots d’ordre, les parcours des manifs, etc. Elle n’est pas forcément en lien avec les comités de quartier sur le terrain, mais elle permet d’unifier le mouvement. Il est très difficile de mobiliser au Soudan. Les opposants risquent d’être arrêtés, torturés… L’APS n’a pas beaucoup de membres en tant que tels : le comité le plus important est sans doute celui des médecins. En général, ce sont des gens diplômés, des ingénieurs, des professeurs, etc. C’est assez différent des puissants syndicats du rail, des cimentiers, des ouvriers des années 60, qui avaient été les déclencheurs des révolutions de 1964 et de 1985. Les organisations de travailleurs ont été détruites ou phagocytées par les islamistes. Ces dernières années, pour contourner les interdictions, les activistes ont monté des associations, comme l’APS, ou des comités.
Quelles sont les revendications du mouvement ?
Il n’est pas limité à la sphère économique. Dès le 19 décembre, les slogans ont été ceux des printemps arabes : «Le peuple veut la chute du régime», «A bas le gouvernement des voleurs», «Révolution, dignité, pacifisme»… C’est bien le système (nizam) lui-même qui est visé, et non simplement le gouvernement. Il y a cette idée largement partagée dans la population que le Soudan était un pays riche, à la pointe de l’industrie pour le continent, qui a été appauvri par la mauvaise gouvernance. Dans les années 70 et 80, l’Etat était pourvoyeur de santé, d’éducation, d’infrastructures. Mais la libéralisation des années 90 et l’isolement croissant du régime ont cassé cette forme d’Etat-providence.
Comment a été menée la répression ?
Des gens intelligents sont aux manettes de l’appareil sécuritaire. D’après les exemples des pays arabes voisins, ils sont très conscients qu’un mouvement d’agitation généralisée dans une période de faiblesse du régime peut être dangereux. Ils ont commencé par couper les réseaux sociaux. Il y a eu vingt morts le premier jour, puis trois ou quatre à chaque nouvelle journée de manifestation. Le régime a pris peur quand il a vu, par endroits, l’armée pactiser avec la foule : les militaires ont depuis été retirés des points sensibles. A la radio de l’armée, des haut gradés ont affirmé qu’ils restaient loyaux au régime mais qu’ils ne tireraient pas sur la foule. Des officiers de police ont aussi rappelé que leur rôle était de protéger «tous les citoyens». C’est une nouveauté. Pour mater les manifestants, le pouvoir fait appel aux forces habituelles de maintien de l’ordre, aux agents du NISS et aux miliciens du parti. Ces derniers sont les plus dangereux, ils sont responsables de la plupart des morts. Les menaces ont été explicites : il y a «des brigades de l’ombre qui vous attendent», a prévenu le régime.
Omar el-Béchir est-il menacé ?
Le système peut perdurer sans lui. Le régime soudanais n’est pas construit autour de sa seule personne. El-Béchir est un point d’équilibre entre plusieurs tendances : l’armée, les islamistes, les renseignements… Certains cadres veulent s’en débarrasser car il est devenu un point de focalisation pour la communauté internationale, ce qui est mauvais pour la continuation du régime. Mais lui ne montre aucun signe de nervosité. Il se permet même de quitter ostensiblement le pays [il a récemment voyagé en Egypte et au Qatar] alors qu’en 1985, le coup d’Etat s’est produit au moment où le président était à l’extérieur.
Est-ce un coup dur pour les islamistes ?
Le Soudan est la seule expérience durable des Frères musulmans dans le monde arabe et c’est un échec complet. Aujourd’hui, une partie du régime estime que certaines pratiques vexatoires auxquelles tiennent les islamistes mettent en danger le régime pour rien. Par exemple, ils rasent la tête des gens dans la rue, ils font fermer les petits cafés de Khartoum… Ils ont érigé une partie de la jeunesse en ennemie. Dans un enregistrement qui circule sur les réseaux sociaux, Salah Gosh, l’ancien chef des services de renseignement, parle de laisser davantage de liberté aux jeunes. Certains envisagent carrément le retour des mariages de masse car ils pensent que la révolte est provoquée par la frustration sexuelle de la jeune génération. Mais la révolte n’est pas tournée contre les islamistes. Dans la rue, il y a aussi des conservateurs. Or le régime a besoin du soutien de cette base conservatrice, qui craint plus que tout l’Etat séculier.
Le gouvernement a-t-il amorcé une réponse politique ?
Sur le prix du pain, les autorités ont les mains liées. Elles n’ont pas les moyens de faire baisser le coût. Le gouvernement a promis de régler les problèmes de liquidités sous deux mois et a proposé une augmentation des salaires des fonctionnaires. Mais la hausse est ridicule par rapport à l’inflation. Au Soudan, la guerre mange toutes les finances publiques. Les dépenses de défense et de sécurité représentent 80 % du budget de l’Etat.
La levée des sanctions américaines, en octobre 2017, n’a pas aidé l’économie soudanaise ?
Au contraire. Le pays n’était pas prêt, l’inflation a doublé à partir de ce moment-là. Les gens ont immédiatement fait sortir leur argent du pays, et la fuite des capitaux a nourri cette inflation. Le Soudan n’est certes plus sous embargo mais il est toujours sur la liste des Etats terroristes : cet entre-deux est terrible. L’argent du Golfe permet de maintenir le pays sous perfusion, mais l’économie soudanaise est dans un état de mort clinique. Khartoum peut tenir avec l’aide extérieure, mais son problème de fond ne peut pas être réglé rapidement.
Quels sont les alliés du régime sur la scène internationale ?
Etrangement, beaucoup de monde le soutient. D’abord les pays du Golfe : le Qatar est un vieil ami de Khartoum, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis sont des parrains plus récents. Les Chinois, à qui les Soudanais doivent des milliards de dollars de pétrole, veillent à obtenir leur dû. Le voisin égyptien, Al-Sissi, engagé dans une restauration autoritaire, ne veut surtout pas d’un réveil du printemps. Les Russes protègent leurs mines et se sont récemment rapprochés de Khartoum - le NISS a été fondé sur le modèle du KGB, cela crée des liens. Même les Américains se sont accommodés du régime. Depuis le 11 septembre 2001, la CIA a noué un précieux partenariat antiterroriste avec les services soudanais alors que Khartoum a longtemps été le rendez-vous des jihadistes du monde entier. Les Européens eux-mêmes, obsédés par les migrants, ont signé un pacte scandaleux avec l’Etat soudanais (le «processus de Khartoum») pour restreindre l’émigration illégale. Ce régime honni est en réalité bien protégé.