Philippe Champagne. Faire l'opinion. Minuit, Paris : 1990.
L'auteur étudie la notion d' " opinion publique " telle qu'elle a évolué depuis le dix-neuvième siècle jusqu'à aujourd'hui où elle est accaparée par les instituts de sondages après l'avoir été par les hommes politiques. Retraçant l'historique de cette idée, il étudie les manifestations de rue comme moyen premier d'exprimer une opinion publiquement. Puis l'idée de l'opinion publique est progressivement reprise par les représentants du peuple, ou bien les délégués syndicaux, ou plus précisément par les hommes politiques qui estiment incarner l'" opinion publique ", puisqu'il représente leurs électeurs. Enfin, depuis les années 60, le développement des instituts de sondage a induit un déplacement de la notion : désormais, se plaçant sur un terrain ambivalent, ceux-ci affirment évaluer et connaître l'" opinion publique ".
Or l'action des instituts de sondage est loin d'être innocente : prétendant utiliser des méthodes sociologiques (statistiques, questionnaires notamment), et arguant de techniques de mesure " scientifiques ", ils en imposent aux acteurs politiques qui étaient " traditionnellement " les incarnations de l'" opinion publique ". Toutefois, l'hétérogénéité de l'origine sociale des personnes interrogées (par opposition à l'homogénéité du groupe étudié par un sociologue, ouvriers, sportifs, bourgeois, etc.), et l'aspect général et donc vague des questions ont différentes conséquences aberrantes : notamment, une même question ne comporte pas la même signification selon l'origine sociale de la personne interrogée, ce qui rend d'autant plus inepte l'établissement arbitraire de groupes exemplaires (les satisfaits vs les insatisfaits, avec les plutôt, pas du tout et très satisfaits), qui regroupent dans les faits des individus aux opinions parfois antithétiques - et dont le groupe majoritaire est souvent proclamé incarnation du pays ou de son " opinion ".
Aux critiques des sociologues, les instituts de sondage rétorquent offrir une information nécessaire à la démocratie. Or, ils ne sont devenus ni plus ni moins qu'un intervenant de plus du champs journalistico-politique, dont ils tirent profits économiques et symboliques. En effet, ils fournissent aux médias d'information (journaux, radios, etc.) des sujets voire des scoops toujours possibles et inépuisables puisque éternellement renouvelables. En outre, ils créent des situations qui n'existent pas dans la réalité sociale. Par ailleurs, ils se présentent comme éléments du jeu démocratique, alors qu'ils constituent un véritable danger pour la démocratie, en ce qu'ils encouragent chez les acteurs politiques davantage la démagogie (savoir comment séduire tel groupe social) que la volonté de persuader en fonction de ses convictions. Enfin, ils minent la légitimité des représentants élus et au-delà, du suffrage universel : un élu qui obtient dans les sondages une " chute " de popularité doit-il démissionner, même s'il n'a pas achevé son mandat ? En sorte que les instituts de sondage, relayés par les médias, confisquent à la fois la légitimité des acteurs politiques et celle de la base en affirmant connaître la " véritable " opinion publique, qui n'est en réalité qu'un artefact, dans la mesure où, face à la diversité sociale, il ne saurait exister " une " opinion publique et une seule.