par Louis » 13 Nov 2002, 23:02
Sur la vague de Florence
Difficiles à circonscrire, à définir sous une étiquette définitive, les militants du " mouvement des mouvements ", souvent très jeunes et rétifs aux formes classiques du militantisme, quittent la capitale toscane, la tête pleine d'idées de transformation.
On peut toujours tenter de les réunir derrière un cri - mettons, par exemple, l'anglais " One solution, revolution " (" Une solution, révolution ") -, mais ils ne répondent pas bien longtemps. On peut leur coller une étiquette, dire qu'ils sont " anticapitalistes " ou, au contraire, affirmer péremptoirement leur " réformisme ", mais, sur leurs manteaux, leurs keffiehs, leurs cuirs, ça n'adhère jamais complètement. On peut feindre de croire que la vive rencontre entre François Hollande, Bernard Cassen et José Bové demeure l'événement majeur du Forum social européen de Florence, que le dialogue de tribunes entre les partis politiques et le " mouvement des mouvements " marque un tournant décisif, mais, parce qu'il se focalise sur les échanges au sommet, ce prisme rétrécit considérablement les enjeux à la simple influence de ces mouvements sur les appareils politiques. On peut encore dresser la liste exhaustive des organisations - les associations, les collectifs, les syndicats et les partis -, présentes à Florence, mais, qu'on le veuille ou non, parmi les 60 000 " délégués " - terme impropre, voire carrément malheureux (source de contresens : délégués par qui, pour faire quoi ?), choisi par les organisateurs pour désigner les participants aux travaux du FSE -, un inscrit en vaut un autre et, bien souvent, il ne porte pas de signe d'appartenance. On peut encore se fourvoyer dans le piège tendu par le gouvernement italien en ramenant une version, par ailleurs tronquée, de Gênes dans cette affaire, et conférer ainsi au récit médiatique - les alarmes inventées de toutes pièces - et à la gestion policière de l'ordre public le soin de répondre politiquement aux exigences multiples d'un mouvement profondément pluriel. On peut les compter et les recompter - " Bon, il faudrait savoir : ils étaient 500 000 ou un million à la manif contre la guerre ? " -, les mettre en file, mais on ne voit qu'une masse compactée, une compression de têtes, un monde là où il y en a plus de mille, quelques poissons dans une mer d'histoires, dans un océan de pratiques.
Jeunes sans colliers
Alors, derrière la tentation de pure répétition, les discours parfois constellés de références à " l'impérialisme ", les considérations historico-politiques - comparaisons forcées avec Mai 68 sur le nouveau lien entre la jeunesse et la classe ouvrière -, derrière les drapeaux rouges qui flottaient partout - pas seulement au bar " communiste " et sur la " place Karl Marx " -, que restera-t-il des journées de Florence ? Une lame de fond, du souffle, court ou long - cela reste à voir -, une grande inconnue, certes, mais passionnante. · la différence de Porto Alegre - trop éloigné et, du coup, difficilement accessible aux simples militants " de terrain " -, les gigantesques assemblées de Florence - " le plus grand congrès politique qui ne s'est jamais déroulé sur le continent ", disent les Italiens - étaient ouvertes à tous. La preuve par le chien : dans la forteresse de Basso, à l'heure des conférences, des séminaires, des ateliers, soit presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des animaux de compagnie trottinaient dans les allées, sans colliers, libres comme leurs maîtres, abandonnés pendant les débats. Sous les chapiteaux, dans les salles pleines comme des oufs, les participants, jeunes, si jeunes pour une écrasante majorité, écoutaient avec une attention jamais prise en défaut, applaudissaient, exultaient. Un irrépressible besoin d'être ensemble, de faire corps, de se voir - moins pour se compter que pour mettre des noms, des prénoms sur les figures amies -, un bonheur et une chance d'être si différents dans une mondialisation qui homogénéise et qui, tel un rouleau compresseur, aplatit tout, unis contre le cannibalisme néolibérale et contre un de ses instruments, la guerre préventive.
Venu un peu par hasard - il accompagnait un copain -, Giovanni, vingt ans, étudiant en économie, de Mestre, juste à côté de Venise, formule, entre deux conférences, de façon lumineuse la fêlure que créent en lui ces rencontres. " Quand je suis arrivé, je voulais juste voir de mes propres yeux ce que racontait la télé, explique-t-il. Mais là, depuis deux jours, j'entends des propositions, des idées pour sortir, se désengager de ce qui étouffe l'être humain. Par leur détermination et leur clarté sur les questions cruciales comme la guerre, ces mouvements ont une réelle capacité de dialoguer avec ce que l'on appelle la société civile, à alimenter le désir de transformer un monde profondément violent. "
Le passage à l'acte
En conclusion des journées, le Forum social européen a lancé plusieurs campagnes : une campagne en faveur de l'introduction d'une taxe Tobin, une proposition de grève générale contre la guerre, une autre contre les privatisations et la précarité, une campagne pour la liberté de circulation des migrants en Europe et, enfin, une proposition de référendum sur le résultat des travaux de la Convention européenne chargée d'élaborer le futur traité constitutionnel de l'union. Décisions officielles, ambitions trans-européennes, mises en place de groupes de coordination souples nationaux ou thématiques. Mais au-delà, pendant cinq jours, sans tambours ni trompettes, des centaines de décisions ont été prises dans des cadres plus informels et, de ce fait, la page de Florence ne se tourne pas d'une traite. C'est toute la puissance contenue en germes dans l'événement. Quelques collectifs de " sans " vont ainsi, par exemple, essayer d'ouvrir de véritables espaces de rencontres, laboratoires pratique et théorique sur leurs actions. Ou encore : dans toute l'Europe, à l'échelon le plus proche pour développer une citoyenneté active - la ville, le quartier -, les forums sociaux locaux réfléchissent les possibilités immédiates, à portée de main, de transformation ici et maintenant, de construction d'autres rapports sociaux dégagés de l'emprise du capitalisme.
En ce sens, ne regarder que le rapport de ce " mouvement des mouvements " avec les seules organisations politiques nationales ou les coalitions européennes sans vouloir voir les dimensions locales et territoriales de la politique et de la citoyenneté crée une illusion d'optique : car, au fond, ce qu'enseigne aussi Florence en creux, c'est que, par-delà les grandes glaciations idéologiques et les tentatives hégémoniques, les rapports entre ces mouvements et le monde politique ne sont pas si figés qu'on ne le pense généralement - entremêlant responsables politiques et représentants des mouvements, les rencontres sur la démocratie participative, bien qu'un peu reléguées dans le programme, l'ont bien prouvé. La grande question est désormais celle de la capillarité, du marcottage, de l'audace de la dispersion à tous vents. Alors que, dans l'Union européenne, les mouvements, leurs revendications, leurs forces numériques et politiques sont souvent très inégalement répartis, chacun ramène aujourd'hui de Florence quelques souches à planter chez lui. " Il vous faut parler, parler partout et avec tout le monde, dans la rue, dans l'autobus, enjoint Haidi Giuliani aux jeunes venus l'écouter. C'est une manière de transformer le monde. " Une autre Europe est possible et nécessaire. Mais, malgré le succès incontestable, énorme et gigantesque du Forum social européen, cela reste encore à prouver. Dans les actes.
Thomas Lemahieu
Article publié sur L'Humanité