Merci pour ces réponses. J'y vois un peu plus clair et tout semble tenir debout. Cependant, je me fais encore les reflexions ci-dessous.
Effectivement, si Colomb a découvert l'Amérique, c'est parce qu'existaient les conditions matérielles, politiques et économiques pour cela (en gros). Pareil pour Staline ou pour n'importe quel autre personnage historique.
Par conséquent, je me dis que, au bout du compte, la différence existant entre ces deux conceptions de l'histoire (marxiste et "individuelle") vient du fait qu'elles ne visent pas au même but. Les marxistes veulent comprendre pourquoi Colomb a découvert l'Amérique ; si cela avait été un autre, ils se poseraient la même question. Les autres se fixent sur la personnalité de Colomb et se demandent pourquoi c'est lui, et pas un autre, qui a découvert l'Amérique. Et effectivement, si c'est lui et pas un autre, c'est parce qu'il était plus intrépide, plus chanceux, plus ceci ou moins cela. Considérations qui intéressent beaucoup moins les marxistes ...
(Evidemment, à mon humble avis, ceux qui raisonnent de la sorte le font sans comparer les deux démarches : ils réfléchissent ainsi parce qu'ils ne connaissent pas d'autre moyen de poser le problème.)
Maintenant, étudions à nouveau la question avec des grandes figures marxistes, comme Lénine, puisque Andreas donne un extrait d'un texte sur lui de Trotsky.
"C'est seulement par l'étude des processus politiques dans les masses que l'on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l'énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur."
Donc, Lénine n'a pas "créé" la révolution, il n'a fait qu'y participer de manière très active et déterminante. OK.
"Lénine était non point un élément fortuit de l'évolution historique, mais un produit de tout le passé de l'histoire russe. Il tenait en elle par ses racines les plus profondes."
"L'effet du hasard ne fut pas qu'il intervînt dans les événements, ce fut plutôt le brin de paille avec lequel Lloyd George essaya de lui barrer la route. Lénine ne s'opposait pas du dehors au parti, mais il en était l'expression la plus achevée. Éduquant le parti, il s'y éduquait lui-même. Son désaccord avec la couche dirigeante des bolchéviks signifiait une lutte du parti entre son hier et son lendemain. Si Lénine n'avait pas été artificiellement éloigné du parti par les conditions de l'émigration et de la guerre, le mécanisme extérieur de la crise n'eût pas été si dramatique et n'eût pas masqué à tel point la continuité interne du développement du parti."
Lénine était donc l'expression la plus achevée du parti, ainsi que le produit de l'histoire russe. En d'autres termes, il avait grandi dans une société qui fabriquait de la révolte (entre autres choses) et qui portait donc en elle-même les germes de sa propre chute à plus ou moins brève échéance.
En fait, et sans entrer dans les détails, Trotsky resitue et précise dans cette préface le rôle de Lénine et l'insère dans le processus social général de la révolution.
Voilà en gros comment je considère à présent la question, je crois avoir compris les explications des uns et des autres (merci de me corriger le cas échéant).
Reste tout de même une interrogation épineuse, carrément philosophique (et par conséquent, je ne sais pas si elle intéressera grand monde sur ce forum, mais je ne peux pas m'empêcher d'y réfléchir). J'ai d'ailleurs bien du mal à la formuler ...
À la lumière de ce que je viens de résumer, il ressort que Lénine, lui aussi, comme n'importe quel militant, agissait porté par des situations sociales ponctuelles et en évolution. Donc, tout comme avec Staline, des forces sociales agissaient à travers lui (la différence étant qu'il en avait conscience).
Or, il existe bien une "limite", une frontière entre ce que nous faisons en tant que membre de la société à un moment donné et ce que nous faisons en tant qu'individu. Certains de nos actes (sûrement davantage que ce que nous croyons) sont en réalité motivés non pas par notre volonté indépendante mais par la société. Mais il y en a certainement d'autres qui, eux, dépendent de motifs étrangers à la société, non ? Si c'est le cas, quels sont-ils et quels rôle jouent-ils (ou ne jouent-ils pas) dans l'évolution sociale ?
Mais peut-être que tous nos actes sont motivés par la société, justement. Et dans ce cas, même les questions que je pose sur ce forum sont déterminées par le fait que je suis issu d'un milieu français, petit bourgeois, plutôt de gauche, que j'ai fait des études, que je n'ai pas connu la guerre, etc, etc.
Et si c'est le cas, je ne comprends toujours pas où se situe (sur un plan purement philosophique) l'action des militants car, pour militer, ils font appel à des raisonnements et à des sensibilités qui me semblent (mais je me trompe peut-être) complètement en dehors des processus historiques et sociaux.
Par exemple, un militant dira : "Je te conseille de faire grève contre ton patron parce, sinon, tu vas te faire avoir." Mais il ne dira pas : "Tu dois faire grève contre ton patron parce que c'est le sens de l'histoire."
Je vois donc ici une contradiction entre l'analyse (nos actes sont déterminés par l'histoire) et l'action (il faut agir par solidarité ou par intérêt de classe). Ou, pour poser le problème autrement, je ne vois pas où se situe le libre arbitre (sur lequel repose le militantisme) dans la conception marxiste de l'histoire.
Comprenez bien que je pose ici une question très théorique, sans que cela remette en cause à mes yeux l'utilité du travail des militants. C'est juste que j'aimerais avoir une vision précise et complète (au moins en ce qui concerne ce sujet) du marxisme, et savoir comme Marx et Engels résolvent cette question.
Alors, y a-t-il des profs de philo sur ce forum ? :wacko: