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BRESIL
Après les exclusions, le temps est maintenant à la construction du nouveau parti
L’exclusion du PT, le 14 décembre 2003, des quatre parlementaires (Heloísa Helena, Luciana Genro, Babá, João Fontes) désignés sous le nom de « radicaux » depuis qu’ils se sont opposés à la politique néolibérale du gouvernement Lula et placés à la tête des luttes de résistance des travailleurs, était annoncée (voir notamment le dossier d’Avanti ! n° 8) et ne pouvait surprendre aucun militant informé.
Avec les parlementaires radicaux, de nombreux autres militants, parmi eux des intellectuels renommés qui avaient été des fondateurs du PT (tels que Chico de Oliveira, Carlos Coutinho, Milton Temer ou Leandro Konder) , ont signalé cette réalité incontournable : la démonstration est faite que non seulement l’orientation du gouvernement ne peut pas être infléchie, mais que le PT lui-même n’est plus redressable, qu’il est mort en tant que parti pouvant encore défendre un tant soit peu les intérêts des opprimés. Il est maintenant indiscutable que le processus de dégénérescence en cours depuis de nombreuses années a franchi un seuil qualitatif.
L’intégration à des postes de pouvoir et de confort dans les administrations et institutions, autrement dit la corruption d’un très grand nombre de cadres, s’est accompagnée de l’étouffement de toute vie démocratique et de toute vie interne tout court, de la démoralisation et du départ de milliers de militants ouvriers d’avant-garde, au moment même où une « génération Lula » largement recrutée dans les classes moyennes voire aisées renouvelait profondément les effectifs du parti. Dans un « vieux langage trotskyste », on dirait : le PT est définitivement passé du côté de l’ordre bourgeois.
Symboliquement mais significativement, un mois après les exclusions, le gouvernement a pris un caractère encore plus accentué d’union nationale, avec l’intégration à des postes importants de représentants du PMDB, le parti bourgeois brésilien le plus significatif (deuxième groupe parlementaire après celui du PT) et le plus ancien (il formait l’opposition légale à la fin la dictature militaire, il y a 20 ans). Significativement et symboliquement, l’un des deux portefeuilles attribués au PMDB est celui de la prévoyance (sécurité sociale) : son représentant aura pour tâche d’appliquer la contre-réforme libérale que les « radicaux » avaient dénoncée et combattue, ce qui avait décidé la direction du PT à engager à leur encontre le processus d’exclusion. Toujours dans l’ordre de la signification et du symbole, les attaques de cette direction contre Heloísa Helena, principale figure des radicaux, avaient commencé à se déchaîner lorsqu’elle avait refusé de voter pour José Sarney, l’ancien président de la République devenu un dirigeant du PMDB, à la présidence du sénat.
Un espoir et un défi
« La résistance, la fidélité aux intérêts des travailleurs comme à l’espoir qu’avait représenté le PT, la rupture avec le capitalisme et l’impérialisme sont à l’évidence incarnées dans le combat de ceux qu’on appelle ‘‘les radicaux’’ », écrivions-nous dans notre numéro 8. Face aux multiples manœuvres dilatoires de l’appareil du PT, mais aussi aux pressions exercées par son aile « gauche » timorée ou collaborationniste, il n’était pourtant pas assuré que les radicaux, issus de nombreux courants , parviennent à rester suffisamment unis et forts pour lancer un projet alternatif. C’est l’excellente nouvelle de ce début d’année : avec plusieurs courants politiques (issus principalement du PT mais aussi du PSTU ), des intellectuels, des syndicalistes, des militants ouvriers et des mouvements sociaux, la sénatrice et les trois députés ont lancé, le 19 janvier 2004 à Rio de Janeiro, le processus constituant vers un nouveau parti. Le document adopté lors de cette réunion (« Mouvement pour un nouveau parti : pour une gauche socialiste et démocratique ») est le document n° 1 du dossier qui suit.
Ce texte vise, à la fois, à fixer un premier cadre programmatique et à ouvrir la discussion avec tous ceux qui souhaiteront participer au processus constituant. Ses signataires ont annoncé qu’ils organiseraient très vite une seconde réunion, cette fois-ci à Sao Paulo, avec des intellectuels et des militants de cet Etat qui ont également rompu avec le PT en décembre et devraient s’intégrer au travail initié. Au cours des prochains mois, d’autres réunions seront organisées, avec les quatre parlementaires, cette fois-ci dans chaque Etat du pays, afin de préparer une première rencontre nationale, au mois de mai, où seront adoptés les statuts provisoires du Mouvement pour le nouveau parti (avec publication de la liste, exigée par la loi, des 101 membres fondateurs) ainsi qu’un plan de campagne pour obtenir sa légalisation. La réunion du 19 janvier a en outre adopté des mesures pour l’organisation politique du Mouvement dans les syndicats et dans la jeunesse, décidé de se doter d’une site Internet, ainsi que d’une apparition publique centrale à l’occasion du 8 mars, journée internationale de lutte des femmes.
Comme un document du MES le signale , sans doute le processus engagé ne sera-t-il pas linéaire ni facile. En premier lieu, la dynamique de construction dont le Mouvement bénéficie pourrait s’avérer plus lente qu’espérée, notamment parce qu’à une échelle de masse, la démoralisation et la résignation prédominent actuellement sur la combativité et la radicalisation. Le fait que le gouvernement et les bureaucraties syndicales aient réussi à isoler puis défaire le grand mouvement des fonctionnaires fédéraux (de juin à août 2003) en défense de leurs retraites pèse en partie de façon négative. L’attitude des députés de la « gauche » du PT, qui ont choisi de voter pour les contre-réformes au nom d’une discipline ou solidarité de parti (voir Avanti ! n° 6) n’en apparaît que plus déplorable.
En second lieu, l’objectif de regrouper et unifier autour d’un programme commun et d’un fonctionnement démocratique, dans un pays fédéral de la taille d’un continent, de nombreuses composantes dont aucune ne dispose d’une implantation nationale (le courant organisé sans doute le plus important, le MES, est fondamentalement implanté dans deux Etats et ne compte pas plus de quelques centaines de membres), ainsi que toute une série de militants d’origines et de sensibilités très diverses, ayant peu d’expérience commune de construction politique (vu la coquille vide qu’est devenu le PT), constitue un véritable défi. Un défi à relever, alors même que les obstacles matériels sont considérables. Pour être légalisé et donc pouvoir se présenter aux élections, un parti politique doit ainsi recueillir 500.000 signatures, avec des quotas minimum dans au moins 9 Etats. L’effort militant devra donc être soutenu, pour le moins, sur de longs mois.
Face à l’opportunisme…
Les « radicaux » doivent de plus faire face à des orientations contraires de deux types, portées par des courants qui leur disputent – ou voudraient leur interdire de disputer – l’espace politique délaissé, à gauche, par le PT.
La première de ces orientations est celle de la « gauche » résiduelle du PT, représentée par les tendances Démocratie socialiste (la « section brésilienne de la IV° Internationale »), Articulation de gauche et Force socialiste. Ces courants, en général, affirment que le cours du gouvernement et du PT n’est toujours pas tranché, et ils considèrent de toute façon que dans une situation qui n’est pas marquée par une montée des luttes, il n’y aurait point de salut en dehors. Sans doute ne sont-ils cependant pas homogènes mais sujets à des contradictions. Leur décision de rester dans le PT dessert gravement la construction d’une alternative et est grosse de futures catastrophes, mais l’on ne peut pas condamner à l’avance ceux de leurs membres qui peuvent mettre en avant des raisons tactiques, en soutenant – de façon illusoire – qu’il faudrait rester plus longtemps pour sortir demain plus nombreux. De toute façon, beaucoup de militants aujourd’hui encore membres du PT devront trouver leur place dans le nouveau parti.
Mais rester tactiquement dans le PT est une chose, soutenir le gouvernement ou, pire encore, y participer en est une autre, qualitativement différente. « Le lendemain de l’exclusion de la sénatrice Heloísa Helena du Parti des travailleurs (PT), le ministre du développement agraire, Miguel Rossetto, défend son plan de réforme agraire sans état d’âme », peut s’étonner Le Monde du 31 décembre dernier, en précisant aussitôt après que « la parlementaire exclue le 15 décembre faisait partie de la tendance Démocratie socialiste, le courant trotskiste du PT, dont M. Rossetto est le seul représentant au gouvernement ». Comment pareille chose est-elle possible ?
Pour quiconque se réclame du socialisme, sans même parler de révolution, défendre l’action du ministre DS tourne de plus en plus à la farce sinistre. Du fait de la politique de soumission au capital financier et à l’impérialisme menée par son gouvernement, Rossetto est dépourvu de toute marge de manœuvre pour satisfaire les revendications des sans-terre, et plus généralement pour mener dans le cadre limité de ses fonctions une politique minimalement progressiste. Sauf à se condamner à l’immobilisme (ce qui avait précisément été reproché au directeur démissionné de l’INCRA , Marcelo Resende), il ne peut donc appliquer que cette « réforme agraire de marché » que le PT condamnait jusqu’à une époque très récente (voir Avanti ! n° 6).
C’est ce qu’il fait, et avec persévérance. Officiellement afin de mieux coordonner la réforme agraire « avec les ONG et les entités privées », un « groupe de travail interministériel » a été constitué le 22 janvier 2004. Rossetto y est associé à (c’est-à-dire placé sous la tutelle directe de) José Dirceu, ministre de la Maison Civile (premier ministre) et Antonio Palocci, ministre des finances, respectivement les numéros 2 et 3 du gouvernement, principaux idéologues et artisans de la politique en cours. On ne peut définitivement plus croire en un aveuglement passager. Pour accepter d’agir dans un tel cadre, il faut avoir préalablement accepté, comme un « fait » peut-être regrettable mais en tout cas indépassable, la structure capitaliste et oligarchique de la propriété foncière – donc aussi de l’ensemble de l’économie.
Là encore, c’est le cas. Photographié tout sourire par Reuters alors que sa camarade de tendance vient d’être exclue, le ministre affirme, dans son interview déjà citée (Le Monde, 31/12/2003), que certes c’est une « ‘‘contradiction que l’agrobusiness modifie les paramètres avec lesquels doit rivaliser l’exploitation familiale’’ (…) L’expansion des grandes entreprises augmente la valeur de la terre, alors que les expropriations se font au prix du marché . Néanmoins, ‘‘le Brésil peut continuer à vivre avec ces deux modèles, il y assez de terre pour les deux’’, plaide le ministre ». Autrement dit, l’amélioration du sort des plus opprimés serait compatible avec la perpétuation de la forme de capitalisme la plus inhumaine et brutale…
Pour que des courants que sépareraient des désaccords tactiques (en supposant qu’ils soient vraiment tactiques) puissent éventuellement se réunir plus tard, une condition indispensable est un minimum de correction et d’honnêteté. Malheureusement, il faut dire que la déclaration publiée le 15 décembre par la DS (ci-après, document n° 4) ne répond pas à cette exigence. Ce texte dissocie le « cas » d’Heloísa Helena de celui des trois députés, dont il ne mentionne même pas les noms. Il présente comme intolérable l’exclusion d’Heloísa, mais non celle des autres parlementaires radicaux. De plus, la DS y invite la sénatrice de l’Alagoas à s’abstenir de toute « provocation », jusqu’à ce qu’une demande de réintégration présentée par ses soins puisse être examinée par le prochain congrès du parti… en 2005 .
Il s’agissait bien évidemment de neutraliser la principale figure nationale de l’opposition de gauche, et ainsi d’affaiblir le combat d’ensemble des « radicaux ». Que cette tentative ait fait long feu témoigne certainement du désarroi et des limites politiques de ses auteurs… mais aussi et surtout de la nécessité et viabilité de la lutte pour le nouveau parti, dont Heloísa Helena est la première porte-parole.
…et au sectarisme
Mais l’opportunisme (ou capitulation, ou ralliement), problème le plus grave, n’est pas le seul obstacle. Une deuxième orientation divise et affaiblit la gauche anticapitaliste et révolutionnaire : celle pour laquelle la direction majoritaire du PSTU a opté.
A première vue , la dénonciation virulente que cette direction a entreprise des radicaux était peu compréhensible. Il semblait en effet n’y avoir, entre eux et le PSTU, que des différences d’appréciation sur les rythmes. La direction du PSTU insistait sur le fait que le processus de constitution d’un nouveau parti, pour être vraiment démocratique, devait être mené avec patience dans un cadre unitaire large et souple, permettant de confronter à fond toutes les opinions ; si – affirmait-elle – les radicaux insistaient pour avancer plus vite vers des formes de structuration de parti, notamment pour en obtenir la légalité, c’est qu’ils cédaient à une certaine forme d’électoralisme, ce même électoralisme qui a abouti à la conversion néolibérale du PT ; d’ailleurs, qu’était-il besoin de presser le mouvement puisque le PSTU, parti légal, était disposé à faire bénéficier de son registre électoral des dirigeants tels que Heloísa Helena, si celle-ci décidait de concourir en 2004 pour la mairie de Maceió (capitale de l’Etat d’Alagoas) où elle avait de fortes chances de l’emporter ?
La direction du PSTU s’en est tenue à ce type d’explication plusieurs mois durant… jusqu’à ce que ses interlocuteurs parviennent à forcer le débat sur le fond. A ce moment-là, la teneur des échanges s’est modifiée. On a alors appris que si le « mouvement » pour le nouveau parti devait être extrêmement lâche et peu contraignant, ce « parti » ne pourrait lui-même que prendre à l’inverse une forme ultra-centralisée et se baser sur un programme complet intégrant tous les aspects de la stratégie et de la tactique révolutionnaires. Non à un parti large pour le socialisme sur un programme anticapitaliste et anti-impérialiste qui ne clive pas a priori avec des militants et courants conservant des illusions réformistes, a alors proclamé le PSTU, affirmant que tout ceci contenait en germe les mêmes déviations ayant conduit le PT à sa perte…
Et surtout, surtout pas de « tendances permanentes », car cela équivaudrait au « fonctionnement du PT », à sa « stratégie de prioriser les élections et les institutions bourgeoises au détriment des luttes et de l’organisation des travailleurs », ce qui est « anti-démocratique » : dans le communiqué publié le 20 janvier par le PSTU à l’issue de sa rencontre avec Heloísa Helena et Milton Temer (mandatés par la réunion des radicaux tenue à Rio), ce point est même la seule divergence de fond mentionnée.
Dans une activité militante ne se développant pas dans le cadre d’une situation révolutionnaire, on peut certainement relativiser la portée de la revendication par le PSTU d’un programme « révolutionnaire » pur et dur. Sa direction serait d’ailleurs bien en peine de démontrer en quoi ses militants (qui jouent dans les luttes un rôle respectable et utile) mèneraient en pratique une politique plus « révolutionnaire » que les radicaux issus du PT… Ce qui selon toute apparence l’incommode le plus, c’est donc bien l’idée d’une « alternative démocratique et pluraliste, de masse et internationaliste, libre de tout doctrinarisme ou esprit de secte, avec des mécanismes garantissant la participation active des militants, le plein droit de tendance, un profond respect envers les minorités et la liberté d’opinion » (voir ci-après document n° 1, point C.2).
Le PSTU aurait pu, pourrait toujours, devrait encore pouvoir apporter un concours important au processus de réorganisation politique des travailleurs brésiliens. Son choix actuel n’est donc pas moins dommageable et débilitant que celui des courants du PT qui choisissent de rester immergés dans ce parti sans combattre. Il l’est d’autant plus – autre aspect de la question – que, « prenant de vitesse » les radicaux dont la combat au sein du PT devait aller jusqu’à son terme, le PSTU avait pris l’initiative, à l’occasion du Forum social de Belo Horizonte tenu en novembre dernier, de proclamer son propre « Mouvement pour un nouveau parti » ; et que toute caricaturale qu’elle soit , cette initiative ne représente pas moins un certain facteur de confusion.
Pour nous aussi, il est temps maintenant
Il y a donc chez ceux qui se ceux se réclament au Brésil du socialisme, de la révolution, du trotskysme, trois orientations qui s’opposent de la façon la plus évidente et la plus claire possible. Orientations que l’ont peut, selon nous, résumer de la façon suivante : a) continuer dans l’illusion de redresser un jour le PT, tout en baissant la tête face aux menaces bureaucratiques et pendant ce temps en collaborant à la politique néolibérale majoritaire ; B) poursuivre dans la logique également illusoire de l’organisation révolutionnaire verticaliste et (jusqu’aux scissions ou exclusions, inévitables) monolithique ; c) lutter pour construire un nouveau parti large pour le socialisme, de lutte de classe, démocratique et pluraliste.
Aucun responsable de notre mouvement ayant accès aux informations ne peut plus maintenant échapper à l’obligation d’étudier la situation brésilienne, d’en tirer des conclusions et de les faire connaître.
Il n’est plus possible de rester silencieux sur la politique majoritaire de la DS, sur sa participation au gouvernement et sur ce qu’elle y fait, ni d’évacuer cette question à l’aide de considérations allusives et parcellaires. Ni de se contenter de reproduire sans commentaire des déclarations tendancieuses quand elles ne sont pas mensongères . Et pas davantage d’essayer de « se tirer d’affaire » avec la méthode éculée de « la paille dans l’œil du voisin » .
La LCR, la Quatrième Internationale (Secrétariat Unifié) doivent se définir. Entre l’orientation de Miguel Rossetto et celle de Heloísa Helena, il faut choisir, il est maintenant plus que temps.
Jean-Philippe Divès