par Cyrano » 23 Fév 2004, 13:38
Tout passe…
On peut remarquer que ça cause moins du "mouvement social" depuis quelques temps. Je vais prendre un exemple (biscornu, je le reconnais) mais qui a du sens, à mon avis. Si en décembre 2002 (ça fait un peu plus d'un an, donc), on faisait une recherche de pages Internet sur “Yahoo”, avec l'expression "mouvement social", on recevait immédiatement une floppée de résultats qui concernaient explicitement ce "mouvement social". Si on refait la même recherche maintenant, le résultat de la chasse est beaucoup, beaucoup plus maigre. Ainsi, hélas, tout passe, tout lasse, même le "mouvement social" – ce monde est cruel. La formule reprend tout doucement son sens usuel, elle y perd ses guillemets. Serait-ce passé de mode ? Il y a fort à parier que oui.
Avant 1995…
Soyons pervers : recherchons l'expression "mouvement social" dans les titres du journal Le Monde (uniquement les titres), notre boulier à la main.
De 1987 à 1991, c'est simple : dans Le Monde, y'a zéro titre. Zéro. Et encore, hum, lorsque la formule apparaît, les années suivantes, ce n'est pas vraiment dans un sens qui mérite des « »…
1992, un seul titre (qui peut mettre la puce à l'oreille) : « Le modèle ouvrier en déshérence : Une image dévaluée. L'ouvrier n'est plus la référence du mouvement social » Le Monde, 11 nov. 1992 (article relatant le congrès de l'Union des cadres et ingénieurs Force ouvrière). Et dans le corps d'un article, on peut lire que Harlem Désir lance le Mouvement Action Égalité qui désire « se faire le porte-voix du "mouvement social urbain” [...]. La génération fondatrice de SOS-Racisme, aujourd'hui trentenaire, piaffe d'impatience d'entrer en politique. [...] » (Le Monde, 6 oct. 1992).
1993, un unique titre : « Un entretien avec Jean-Luc Mélenchon : "Le PS doit devenir le parti du mouvement social" » (Le Monde, 27 Juin 1993). Ah… la Gauche socialiste…
1994, on trouve deux titres, qui ne concernent que le sens usuel. Louis Viannet (CGT) : « La division fait prendre du retard au mouvement social » (Le Monde, 6 Juillet 1994). « Chiffres et mouvement social FNAC : nouveau mouvement de grogne dans trois magasins parisiens » (Le Monde, 8 déc. 1994).
1995, l'écharpe rouge
1995, 1er semestre, un article (pas deux, un seul, encore une fois, sens banal) : « Les grèves du secteur public témoignent d'un mouvement social fragmenté » (Le Monde, 9 Fév. 1995). Mais pourquoi premier semestre ? Ah mais, c'est que, gaffe, accrochons nous, voici la suite :
1995, 2e semestre, 10 titres (dix ! deux fois plus que les 8 années précédentes réunies) utilisent l'expression "mouvement social". Dans le quotidien Libération, même étrange mouvementsocialomanie : de janvier 1995 à novembre : rien, zéro, et en décembre trois titres incluent "mouvement social".
L'automne 95, ici, sur ce site, tout le monde sait ce que c'est : les cheminots en grève, et aussi les gaziers et électriciens, et plein d'autres, et des manifs monstrueuses, et Blondel avec son écharpe rouge, bref : un bordel ambiant à notre goût.
— Mais alors, m'sieur, c'est-y qu'avant y'avait pas de mouvement social ?
— Si fait, mon brave. Mais je vous parle d'un temps que les moins de 10 ans ne peuvent pas connaître. En ce temps-là, on parlait provincial :
« Les conflits chez Peugeot : Les grévistes décident de reconduire leur mouvement » (Le Monde. 1er Oct. 1989), ou bien : « Malaise social outre-mer Le mouvement de grève se durcit en Guyane » (Le Monde, 15 Oct. 1992). Un dernier exemple de titres, lorsque le personnel au sol d'Air France va se mettre en mouvement, en mars-avril 1993 : « Grève du personnel au sol d'Air France », « Le mouvement de grève des agents des services commerciaux et du service avions de la compagnie a été reconduit ». En septembre de la même année, “Germinal” de Claude Berri était projeté. On pouvait voir Lantier-Renaud et les grévistes aller de puits en puits pour convaincre les mineurs de rejoindre le combat qu'il venait d'entamer – comme les bagagistes et autres employés au sol d'Air France étaient allé d'hangar en hangar pour inciter tout un chacun à rejoindre le mouvement de grève.
Et ces nouilles de journalistes qui savaient même pas, qu'en fait, fallait dire "mouvement social", même au début 1995 : « La montée des conflits locaux à La Poste révèle un malaise général » (Le Monde, 2 Avr. 1995).
— Ah oui, m'sieur, mais c'est que c'étaient des grèves, avec rien que des salariés, pas un vrai mouvement social, un mouvement, quoi, vous comprenez ?!
— J'entends bien, mais je vais vous dire, mon ami : je suis un peu comme le journaliste incarné par Clint Eastwood dans “Jugé coupable” : « Je suis le genre de type à qui il manque une case. » Je veux savoir, je veux comprendre, je ne veux pas qu'on me paye avec des mots. Car le mouvement social existait avant le mouvement social (vous me suivez ? ça devient plus compliqué que la causerie sur le Big-Bang).
Dans les années 70, c'est la création du Comité des chômeurs de la CGT ; à partir des années 1980, vont apparaître plusieurs autres associations organisant des chômeurs : le Syndicat des chômeurs (1982), le MNCP (1984), l'APEIS (1988), et enfin AC! Agir ensemble contre le chômage (1993). Le DAL (Droit Au Logement) se fonde en 1990. Droit Devant!! est né au début de 1995, durant une occupation fameuse d'immeuble par le DAL, rue du Dragon.
C'était bien du "mouvement social", ça ?
Et y'avait du mouv' : manifestation nationale des chômeurs à Paris (1985), marches contre le chômage (1994), occupations et squats à Paris : quai de la Gare (1990), avenue René-Coty (1993), rue du Dragon, (1994-95).
C'était bien du "mouvement social", ça ?
Oui, mais ça n'avait pas droit encore à l'appellation d'origine contrôlée. Pas un article dans la presse qui ne nomme ça "mouvement social" (quel sabotage scandaleux !), et même quand ça ressemblait à une confluence, à un mouvement possible : « Des milliers de personnes ont manifesté en France contre l'exclusion » (Le Monde, 11 Avr. 1995) ; « En Corse, les conflits sociaux se durcissent dans la fonction publique » (Le Monde, le 25 Fév. 1995) ; « Les grèves se multiplient dans le secteur public comme dans le privé » (Le Monde, 8 Avr. 1995) – pourtant quand ça se multiplie, c'est bien là que ça peut mériter le nom de mouvement, mais nenni !
1995, le “Décembre des intellectuels”…
Je ne vais pas lister la flopée de titres sur le mouvement social de la fin 1995 (et ceux du début 1996) : ce sont des articles d'information utilitaire : « L'état du mouvement social au 20e jour de grève » (Le Monde, 14 Déc. 1995), etc., ou des articles tirant le bilan de l'affaire : « Un diagnostic sur le mouvement social de décembre 1995 » (Le Monde, 13 Fév. 1996).
L'ampleur du mouvement à l'automne 1995 va éveiller l'intérêt des "intellectuels". Avec leur petits doigts, avec leurs petites mains, ils vont faire deux pétitions (l'une appuyant une négociation – genre CFDT, l'autre soutenant le mouvement), et Bourdieu, avec ses petits pieds, va aller à la gare de Lyon, le soir du 12 décembre, lire un texte au cheminots en grève : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation. » Ah, dame, ça en jette ! Certains parleront du “Décembre des intellectuels”, comme quoi, c'est pas un bon mois : ça incite à croire au Père Noël.
Deux articles vont participer à oindre le mouvement du terme "mouvement social" :
« Vive le mouvement social ! » par Israël Stéphane (Le Monde, 6 Déc. 1995). « Solidaire des grévistes et du mouvement social » par Guy Coq, membre de la rédaction de la revue Esprit, syndicaliste FSU (Le Monde, 17 Déc. 1995). J'ai déjà parlé de cet article, jouxtant l'ancien et le nouveau, annonçant qu'il y a autre chose à coté des grévistes.
Après 1995
A partie de 1996, ça va en causer du mouvement social, mais de moins en moins. 1er semestre 1996 : 7 titres, 2e semestre : 4, 1997 : 2 titres dans l'année, mais 1er semestre 1998 : 7 titres (le mouvement des chômeurs passe par là !). Ensuite, bon an, mal an, c'est un petit rythme de croisière avec 2 ou 3 titres par an (en 2001, y'en aura même zéro).
Pourtant c'est là que tout commence. Les biscottes des uns des autres vont se beurrer avec le terme "mouvement social". Certains vont vite oublier que c'est la démonstration de force de la classe ouvrière qui lance l'affaire, pour parer de toutes les vertus les mouvements de sans-papiers, de chômeurs, etc. Tout ce qui bouge ce sera du mouvement social. Les ploucs, les ringards ne bougent plus : ils ont perdu un mois de paye à la fin 1995.
Bon, je vous ennuie ? OK, OK, j'arrête. Pourtant, y'aurait encore à dire, mais je connais mes classiques : « Malheur à celui qui veut tout instruire. Le secret d'ennuyer est celui de tout dire. » Voltaire
Ou alors, Georges B…
La suite serait délectable
Malheureusement je ne peux
Pas la dire et c'est regrettable
Ça vous aurait fait rire un peu.