Les galériens de la marchande

Rien n'est hors-sujet ici, sauf si ça parle de politique

Message par Louis » 21 Fév 2004, 12:27

Le 11 décembre, le Sénat votait un projet de loi visant à créer un pavillon de complaisance français, aligné sur le modèle du Libéria, du Panama ou des Bahamas. But de la manoeuvre : permettre aux armateurs tricolores de s'adjuger des marins à prix soldés, sans protections ni couverture sociales, obligés de trimer douze heures par jour et sept jours sur sept pour quelques poignées de dollars. La croisière s'amuse, mais la galère progresse. Enquête.
Tout le monde s'en rappelle. Novembre 2002, le Prestige, les plages mazoutées, les mouettes imprégnées, Chirac qui s'exclame : « Plus jamais ça ! Non aux voyous des mers ! ». Les marées noires, c'est la faute aux pavillons de complaisance, disait-on alors. Oui, on s'en rappelle.


Un an après, c'est pourtant dans une indifférence aussi opaque qu'une nappe de pétrole que le gouvernement s'apprête à créer un nouveau pavillon de complaisance. Un pavillon bien français, certes. Mais guère moins complaisant que celui du Prestige. Le 11 décembre, à l'initiative d'un porte-parole du lobby des armateurs, le sénateur UMP Henri de Richemont, le Sénat s'est en effet prononcé en faveur de la création du Registre international français (RIF). Derrière cette appellation inodore et incolore, ce sont bel et bien les principes de laminage d'un pavillon de complaisance qui sont repris et légitimés. Sans complexe, loin des yeux d'une opinion publique priée de ne s'émouvoir qu'à la vue d'un pingouin barbouillé, le gouvernement déroule tranquillement le tapis rouge aux voyous des mers.

Ce n'est jamais qu'un pas de plus dans le sens de la marée. Le transport maritime, en tant que maillon essentiel des échanges mondiaux, a toujours été le lieu d'expérimentation d'un ultra-libéralisme sans digues ni frontières. Alors qu'une usine est toujours susceptible de recevoir des visites, un navire n'est contrôlable que lors de ses escales, brèves et peu nombreuses. Le reste du temps, il est en haute mer, zone juridique dans laquelle s'applique le principe de liberté. Autrement dit, l'intérêt de l'armateur. Les seules lois qui s'imposent au navire — et encore ! — sont celles de l'Etat qui l'a immatriculé et dont il porte le pavillon. D'où l'apparition des pavillons dits de complaisance. Il suffit de trouver un Etat peu regardant, de type Panama, Libéria, Bahamas ou Malte, un de ces paradis fiscaux où les frais d'enregistrement sont minimes, où les réglementations maritimes sont inexistantes ou bafouées, et où les dispositifs de protection des gens de mer (législation du travail, droits syndicaux, protections sociales ) ont depuis longtemps coulé par le fond.

Il en résulte, concrètement, qu'un navire battant pavillon de complaisance a de grandes chances d'être vieux, mal entretenu et lesté d'un équipage surexploité, démotivé et sous-payé (ou pas payé du tout). On parle souvent de « poubelles flottantes », mais l'expression « camps de travail flottants » serait tout aussi appropriée. Quand on sait que 80 % des accidents maritimes sont dus à une erreur humaine, on tient le noeud du problème. Jamais on ne pourra envisager d'« améliorer la sécurité maritime » si on ne prend pas en compte le marin, ce lumpen-prolétaire venu souvent des pays les plus pauvres, et sur lequel repose tout l'échafaudage de la-dite sécurité. Or, comme il trime douze à quatorze heures par jour, pendant neuf mois, dans des conditions désastreuses et sans un seul jour de repos (sur les navires de croisière, 95 % des marins travaillent sept jours sur sept), tout cela pour un salaire ridicule (465 dollars par mois selon les normes OIT, souvent moins dans la réalité), le marin, forcément, est toujours sur le point de s'effondrer. Et avec lui, tout l'échafaudage de la prétendue — on ne rit pas — « sécurité maritime ». Grâce à cette forme particulièrement aboutie de délocalisation (imaginez une usine Michelin en haute mer !), les armateurs des « pays développés » échappent aux règles édictées par leurs Etats respectifs. Aux Etats-Unis, 78,1 % des navires battent pavillon de complaisance. Au Japon, ils sont 84,6 %. Et en Allemagne, 77,4 %. La France, qui n'arrive qu'en quarante-huitième position des flottes mondiales, a toujours réussi à ne pas trop se faire remarquer dans ce domaine. Pourtant, la complaisance y existe aussi. Elle sévit non seulement dans l'enceinte confinée des ports — comme à Fos, où des navires à joli nom local arborent le pavillon jamaïcain — mais aussi en pleine rue. A Marseille, elle niche par exemple avenue Robert-Schuman, derrière le port de la Joliette, dans les bureaux tout neufs de la compagnie CMA-CGM. Celle-ci clame partout sa « fierté » d'être le deuxième employeur de la région PACA, en oubliant de préciser que ses navires sont en majorité sous pavillon étranger. Sur les 121 bateaux qu'elle exploite, seuls quatorze battent pavillon français. Ce qui ne l'empêche pas de brandir l'étendard publicitaire « CMA-CGM, the french line »



Du coup, la question se pose : pourquoi recourir en douce aux pavillons de complaisance, alors que cette pratique est devenue la norme partout ailleurs ? Pourquoi ne pas créer un régime d'immatriculation français qui permettrait à « nos » armateurs de rester fidèles à leur mère-patrie tout en jouissant des avantages d'un pavillon exotique ? Un régime dégriffé, en somme, qui n'aurait de tricolore que le fanion, et qui regonflerait notre malheureuse flotte face aux concurrents libériens ou panaméens ? A cette question de bon sens, Raffarin et ses collègues viennent donc d'apporter une réponse non moins sensée. Soyons de complaisance, nous aussi, mais à la française ! Le sénateur socialiste Michel Sergent a parfaitement résumé la chose le 11 décembre dernier : « Le droit international a été bafoué par toutes les nations et la France, après beaucoup d'autres, doit se résigner à faire de même. » Et en matière de résignation, le PS s'y connaît. Il est vrai que le Danemark, la Norvège, l'Allemagne et l'Italie ont déjà sauté le pas il y a une douzaine d'années en créant des « registres bis » calqués sur le modèle dominant. Certains de ces registres, comme celui des Allemands, figurent d'ailleurs dans la liste des pavillons de complaisance établie par le syndicat international ITF. Pour suivre le mouvement, la France avait alors inventé son propre machin-bis, le registre « Terres australes et arctiques françaises » (TAAF), aussi appelé registre Kerguelen. Ce régime bradé permettait aux armateurs de limiter à 35 % les navigants français recrutés à bord de leurs navires. Et donc, de porter à 65 % la proportion de marins étrangers taillables et corvéables. Avec le registre Kerguelen, les armateurs bénéficiaient aussi de généreux remboursements de « frais » par l'Etat français (charges sociales patronales, embarquement d'élèves en formation, GIE fiscal pour la construction de navires, etc ). Mais ce n'était pas encore assez. Même soldé Kerguelen, le pavillon tricolore restait le « moins compétitif d'Europe » et nos armateurs déprimaient. Leur leader, Philippe-Louis Dreyfus, président du groupement Armateurs de France (et frère du président de l'OM), voudrait bien remonter dans le classement des familles les plus riches de France, où il n'apparaît qu'en neuvième position. Peut mieux faire !

C'est alors que Raffarin demande à de Richemont de trouver une idée pour « créer des conditions favorables en termes de concurrence (sic) qui permettent le développement des armements existants et la création de nouveaux armements sous pavillon français ». Bonne idée : de Richemont maîtrise parfaitement le sujet. Avocat spécialisé en droit maritime et rapporteur de la commission d'enquête sur le naufrage de l'Erika, le nobliau est aussi le correspondant en France de l'assureur de... l'Erika. Il est d'autant plus sensible aux petits soucis des armateurs qu'il travaille pour eux. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que son rapport sénatorial, intitulé « Un pavillon attractif, un cabotage crédible », reprend mot pour mot les doléances formulées depuis longtemps par les armateurs hexagonaux. En 132 pages de propositions, le sénateur milite pour que la France redevienne « une puissance maritime » (c'est bien le souci majeur des Français) dans laquelle les marins seraient enfin réduits à l'état de variable économique que les armateurs pourraient presser, écrabouiller, affamer et priver de libertés dans le seul et impérieux souci de diminuer son coût. Tant pis pour le marin, et tant pis pour la « sécurité maritime »... Le projet de loi déposé en première lecture au Sénat le 11 décembre dernier est légèrement moins hargneux que le manifeste initial de Richemont. Il lui reste néanmoins conforme dans son esprit. Avec la création du Registre international français (RIF), il s'agit rien moins que de s'aligner sur la déréglementation et la discrimination sociale modélisées par les pavillons de complaisance.


Première astuce : supprimer les navigants français, qui « coûtent trop cher », pour les remplacer par des marins payables en roupies de sansonnet. Seul le capitaine et son suppléant seraient désormais ressortissants du pays des droits de l'homme. Cette mesure aurait pour conséquence de torpiller toute la filière de formation maritime française, ainsi que les perspectives d'avenir des neuf mille marins « trop chers ». Ils n'auront qu'à se recycler chez les derniers vrais pourvoyeurs d'emplois : la police et l'administration pénitentiaire. En matière de droits sociaux, la suite du projet est plus fabuleuse encore. Exit le code du travail maritime : les navires en registre RIF ne seront plus soumis aux règlements nationaux (même ceux des îles Kerguelen ) qui protégeaient les gens de mer. Dorénavant, seuls s'appliqueront les minima, effectivement minimes, des conventions internationales de l'OIT. Celles, du moins, que la France a bien voulu ratifier, soit une vingtaine sur trente... Mais le pire est à venir : la loi autorise et incite à l'utilisation des « entreprises de travail maritime », appelées aussi les « marchands d'hommes ». Un surnom mérité. Très volatiles, basées en général dans les contrées les plus pointilleuses en matière de droit salarial (Philippines, Bahamas, Îles Vierges, etc ), ces agences de placement fonctionnent un peu comme des filières de bagnoles volées. Toutes les crapuleries sont permises : confiscation d'une partie du salaire du marin pour enrichir la boîte, rédaction de deux contrats, l'un aux normes OIT qui sera présenté en cas de contrôle, et l'autre, le vrai, aussi aux normes que la rouille d'une poubelle flottante, refus d'embauche si le marin ose faire appel à un inspecteur du travail maritime, listes noires où sont consignés les noms des marins à problèmes, etc

Ce système présente d'énormes avantages. D'une part, il introduit un intermédiaire entre le marin et l'armateur, qui pourra toujours arguer qu'il n'était pas au courant des termes du contrat. D'autre part, il permet de soumettre le marin à la législation qui lui sera la plus défavorable — celle du pays où est domicilié le marchand d'hommes, voire, éventuellement, celle du pays d'origine du travailleur. Le bateau aura beau battre pavillon tricolore, la loi française vaudra pour le capitaine, pas pour l'équipage qu'il aura sous ses ordres. On ne supprime pas le droit du travail : on fait juste en sorte qu'il ne profite qu'au patron... Autre avantage : l'armateur reste libre de débarquer le marin quand ça lui chante. En cas de problème, l'employé pourra toujours courir pour réclamer justice : le temps que l'affaire soit examinée, le marchand d'hommes aura eu le temps de se mettre au vert dans un autre paradis fiscal.

C'est précisément ce qui est arrivé après le naufrage du Prestige. Volatilisé, le marchand d'hommes qui avait fourni l'équipage. Introuvable, le véritable propriétaire et armateur du navire, dissimulé derrière quantité de sociétés écrans. Finalement, on n'a eu que le commandant du navire à se mettre sous la dent. Alors on l'a mis en prison. Bravo ! Mais c'est pas lui qui va rembourser... Bref, la France s'apprête à légaliser un système d'abattage à côté duquel les lao-gaï chinois sont un modèle d'équité sociale. L'enjeu passe inaperçu, il n'en est pas moins crucial. Car le transport maritime sert de laboratoire à des pratiques ultra-libérales qui peu à peu s'étendent aux secteurs d'activités terrestres. Déjà, une directive européenne vise à instaurer la « déréglementation portuaire », qui permettra à une entreprise de remorquage chinoise, par exemple, de s'installer à Fos et d'y exploiter ses remorqueurs sous législation chinoise... Le remorquage, puis le pilotage, puis la manutention portuaire, dans une progression lente mais inéluctable vers l'intérieur des terres... Les marins sont à fond de cale, mais la galère est pour tout le monde.

auteur: Marie Caillerie

Queen Mary II : le « rêve de gosse » vu depuis le fond de cale

Une « féerie », un « enchantement », un « océan de volupté » : pour célébrer la mise en service du Queen Mary II, « le plus gros paquebot jamais construit au monde », les médias n'ont pas lésiné sur la chantilly. Avec, bien sûr, l'immanquable coup de projo sur le « rêve de gosse » d'un avocat lyonnais, un certain Jacques Vessaud, qui a claqué 3 000 euros pour participer à la croisière inaugurale vers la Floride (dans « la plus modeste des cabines, 18 m2 à deux sans hublot », compatit le J.D.D. du 21/12/03). Mais la louche aux bons sentiments ne touille que la crème. Pas un mot, pas une goutte d'émotion pour enluminer le « rêve de gosse » infligé aux équipages. Douze à quatorze heures de boulot par jour, aucune journée de repos, salaires de misère, contrats ultra-précaires, discriminations raciales, absence de droit de grève, couverture sociale inexistante : sur les paquebots, les conditions de travail sont à l'avant- garde de la férocité. En comparaison, le baron Seillière, c'est la fée Clochette. Selon le plus gros syndicat de marins, la Fédération internationale des ouvriers de transport (ITF), les croisières de luxe totalisent chaque année quelque 12 millions de passagers pour 120 000 employés, recrutés pour la plupart dans les pays pauvres (Philippines, Ukraine, Inde, Caraïbes...). Le personnel, précise l'ITF, est « divisé de façon quasi-coloniale, non en fonction de ses aptitudes, mais par couleur de peau, nationalité et sexe ». Alors que les cadres blancs mangent au restaurant et partagent une cabine à deux, les petites mains au teint sombre s'entassent dans de minuscules cabines situées en cale, avec interdiction d'accéder aux pontons des croisiéristes, voire de descendre sur les quais, car leur présence « pourrait nuire à l'image que l'on veut donner aux passagers ». Pas question non plus de protester, ni même de laisser paraître sa mauvaise humeur. L'employé qui aurait l'audace de faire mauvaise figure à son commandant — par exemple, en oubliant de le saluer avec révérence — peut se faire débarquer au prochain port, de force et sans indemnités. Même chose s'il est souffrant. « Si vous parlez avec votre coeur, vous êtes fini. Il faut simplement dire oui tout le temps, explique un ouvrier indien qui pèle des légumes onze heures par jour à bord du Carnival Festival, un prestigieux « fun-ship » (« bateau où l'on s'amuse ») basé à Miami. Je reviens juste de téléphoner à mon père, qui m'a dit : "Ce n'est pas grave si on est pauvres, reviens". Mais moi, j'ai emprunté 800 dollars pour travailler et je n'ai pas assez économisé pour rembourser. De plus, ils gardent mon passeport. » (témoignage recueilli par le Bulletin des gens de mer, le périodique de l'ITF, édition 2003) Pour l'heure, on ignore ce que sont ou seront les conditions d'exploitation sur le Queen Mary II. Mais il est peu probable qu'il fera exception à la règle. En général, plus un navire coûte cher et plus on le rentabilise en pressant le jus de son équipage. Sur le Joy Wave, un splendide paquebot-casino immatriculé à Chypre, il n'y a que deux douches et un seul WC en état de marche pour cent hommes et femmes, et les marins dorment à six dans une cabine conçue pour deux. Le « rêve de gosse », c'est dans les étages au-dessus.

auteur: Olivier Cyran
Louis
 
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