par Cyrano » 18 Déc 2004, 09:30
Bonne idée totore, Gaston Couté!... Si t'en as d'autres, pourquoi se gêner!...
Voici un texte qui n'est pas une poésie mais il est court, alors un "poème en prose" en quelque sorte.
Si les requins étaient des hommes
Si les requins étaient des hommes, ils feraient construire dans la mer pour les petits poissons d'énormes caisses, avec dedans toutes sortes de nourritures, non seulement des plantes, mais aussi des matières animales. Ils veilleraient à ce que les caisses aient toujours de l'eau fraîche et d'une façon générale ils prendraient toutes sortes de dispositions sanitaires. Si par exemple un petit poisson se blessait à la nageoire, on lui ferait tout de suite un pansement pour que la mort ne l'enlève pas aux requins avant l'heure. Afin que les petits poissons ne deviennent pas mélancoliques, il y aurait de temps en temps de grandes fêtes aquatiques, car les petits poissons gais ont meilleur goût que les mélancoliques. Naturellement il y aurait aussi des écoles dans les grandes caisses. Dans ces écoles, les petits poissons apprendraient comment on nage dans la gueule des requins. Ils auraient besoin de la géographie, par exemple, afin de pouvoir trouver les grands requins qui paresseusement reposent n'importe où.
L'essentiel serait naturellement la formation morale des petits poissons. Ce qu'il y a de plus grand et de plus beau, c'est quand un petit poisson joyeusement se sacrifie, leur enseignerait-on, et tous devaient avoir foi dans les requins, surtout quand ils disaient veiller à un bel avenir. On ferait comprendre aux petits poissons que cet avenir ne serait assuré que s'ils apprenaient l'obéissance. Les petits poissons devraient se garder de tous les bas penchants, matérialistes, égoïstes et marxistes, et si l'un d'eux trahissait de pareils penchants, en avertir aussitôt les requins.
Si les requins étaient des hommes, ils se feraient naturellement la guerre, pour conquérir des caisses à poissons étrangères et des petits poissons étrangers. Les guerres, ils les feraient faire par leurs petits poissons personnels. Ils enseigneraient à ces petits poissons qu'entre eux et les petits poissons des autres requins existe une différence énorme. Les petits poissons, proclameraient-ils, sont, comme on sait, muets, mais ils se taisent dans des langues totalement différentes et c'est pourquoi il leur est impossible de se comprendre les uns les autres. A chaque petit poisson qui, pendant la guerre, tuerait quelques autres petits poissons, des petits poissons ennemis se taisant dans une autre langue, ils remettraient une petite décoration en varech et conféreraient le titre de héros.
Si les requins étaient des hommes, il y aurait naturellement chez eux aussi un art. Il y aurait de beaux tableaux où les dents des requins seraient représentées en couleurs magnifiques, leurs gueules comme de purs jardins d'agrément, dans lesquels on peut magnifiquement s'ébattre. Les théâtres au fond de la mer montreraient comment des petits poissons héroïques nagent enthousiasmés dans la gueule des requins, et la musique serait si belle qu'à ses accents les petits poissons, orchestre en tête, rêveurs, et bercés de pensées des plus délectables, s'engouffreraient dans la gueule des requins.
Il y aurait aussi une religion, si les requins étaient des hommes. Elle enseignerait que les petits poissons ne commencent à vivre vraiment que dans le ventre des requins. Du reste, une chose aussi cesserait, si les requins étaient des hommes, c'est que tous les petits poissons soient égaux, tel que c'est actuellement. Quelques-uns d'entre eux auraient une fonction et seraient placés au-dessus des autres. Les un, un peu plus gros auraient même le droit de dévorer les plus petits. Pour les requins cela ne serait qu'agréable, car ils auraient alors eux-mêmes plus fréquemment de gros morceaux à manger. Et les plus gros des petits poissons, les occupants des postes, veilleraient à l'ordre parmi les petits poissons, deviendraient professeurs, officiers, ingénieurs en construction de caisses, etc.
Bref, il y aurait donc alors dans la mer une culture, si les requins étaient des hommes.
Bertolt Brecht "Histoires de monsieur Keuner".