(Le Monde @ 21 juillet 2004 a écrit :
Barbie condamnée
Barbie cuisinée, Barbie embrochée et finalement Barbie condamnée. La dernière aventure de la sylphide préférée des petites filles occidentales se termine douloureusement pour Mattel Corporation.
Le géant américain du jouet a perdu le dernier round d'une bataille judiciaire de cinq ans qu'il avait lui-même lancée. En effet, l'entreprise s'est vue condamnée en juin dernier par la justice californienne à se délester de 1,8 million de dollars (1,4 million d'euros) au profit de la partie adverse et pour le règlement des frais de justice.
Mattel dans le rôle de Goliath n'avait sûrement pas imaginé mordre la poussière lorsqu'en 1999 la société lance une escouade d'avocats régler son compte (bancaire) à Tom Forsythe, photographe américain presque anonyme. Le crime du David de circonstance : une série de 78 clichés baptisée Food Chain Barbie. Le travail de l'artiste consiste à détourner l'image vaine de la poupée blonde aux mensurations improbables en multipliant les poses scabreuses et les mises en scènes inattendues : Barbie à quatre pattes et fesses en l'air (attendant le retour de Ken ?), Barbie dans le mixer, Barbie à la broche dans un cliché évoquant une scène d'anthropophagie. L'ensemble prête à sourire et se situe à des années-lumière de la représentation glamour, sucre et paillettes que le numéro un mondial du jouet construit pour son best-seller depuis quarante-trois ans.
"En juillet 1999, alors que je rentrais du festival d'art de Park City, j'ai réalisé que mon travail sur la Food Chain Barbie était terminé. J'ai décidé de commencer un autre projet, raconte Tom Forsythe. Deux semaines plus tard, je recevais des mains du shérif du comté la plainte de Mattel pour violation des droits d'auteur et d'une marque déposée. J'avais vingt jours pour répondre et très peu de ressources." Tom Forsythe troque alors son appareil photo pour un téléphone et contacte tous ceux susceptibles de l'aider ou de l'informer. Finalement, un ancien camarade de lycée, perdu de vue depuis vingt ans mais devenu un spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, le conseille. Tom est dirigé vers l'American Civil Liberties Union (ACLU), une association qui se veut le cerbère des libertés et des droits garantis par la Constitution américaine. L'ACLU soutient son dossier et s'engage dans un marathon judiciaire. Selon Mattel, les photos nuisent à l'image de leur poupée. "Mon travail est une critique du conformisme et de la culture consumériste que représente la poupée Barbie", répond Tom Forsythe, évoquant habilement le premier amendement de la Constitution sur la liberté d'expression. Argument auquel le juge Ronald S.W Lew s'est rangé, soulignant que la parodie et la satire étaient protégées par cet amendement.
Ce revers n'est pas une première pour les avocats de Mattel. Déjà, en 2003, ils avaient trébuché sur le droit à la liberté d'expression aux Etats-Unis lors d'un procès où ils poursuivaient en vain la maison de disques MCA Records Inc. et le groupe danois Aqua pour avoir sorti en 1997 le titre Barbie Girl. "Je crois que Mattel utilise ces procès afin d'intimider ceux qui n'ont pas une vision rose bonbon de Barbie", conclut le photographe.
Qu'elle qu'en soit la cause - rigidité de Mattel Corporation face à toute forme de satire ou rupture récente avec son compagnon Ken -, les ventes de Barbie ont subi une baisse de 15 % au premier trimestre 2004 sur le marché américain.
Eric Nunès