par Proudhon » 05 Août 2004, 22:54
"Quand nous considérons un pays donné sous l'angle de l'économie politique, nous commençons par sa population : sa répartition dans les classes, dans les villes, la campagne, les mers, les différentes branches de production, l'exportation et l'importation, la production et le consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel, le concret, la supposition véritable; donc, dans l'économie, par la population qui est la base et le sujet de l'acte social de production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de près cette méthode est fausse. La population est une abstraction si je laisse de côté, par exemple, les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot vide de sens, si j'ignore les élements sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail, le prix, etc. Le capital, par exemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, la monnaie, le prix, etc. Si donc je commençais par la population, je me ferais une représentation chaotique de l'ensemble; puis, par une détermination plus précise, en procédant par analyse, j'aboutirais à des concepts de plus en plus simples, du concret perçu aux abstractions de plus en plus ténues. Ce point atteint, il faudrait faire le voyage à rebours, et j'aboutirai de nouveau à la population. Cette fois, je n'aurais pas sous les yeux un amas chaotique, mais un tout riche en déterminations, et en rapports complexes. Historiquement, c'est le premier chemin suivi par l'économie naissante. Les économistes du XVIIe siècle, par exemple, commencent toujours par l'ensemble vivant, la population, la nation, l'Etat, pusieurs Etats, etc.; mais ils finissent toujours par découvrir, au moyen de l'analyse, un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces moments particuliers ont été plus ou moins fixés et abstraits, on a vu surgir les systèmes économiques qui s'élèvent du simple, tel que travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, jusqu'à l'Etat, l'échange entre les nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifiquement exacte. Le concret est concret, parce qu'il est la synthèse de nombreuses déterminations abstraites, donc unité de la diversité. C'est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme le résultat, et non comme point de départ, encore qu'il soit le véritable point de départ,et par suite aussi le point de départ de l'intuition et de la représentation. Dans la première méthode, la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite; dans la seconde, les déterminations aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C'est pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s'approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé."
(Karl Marx, "La méthode de l'économie politique", dans Introduction générale à la critique de l’économie politique, écrit en 1857, repris dans Œuvres I, trad. franç., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, pp.254-255)
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Ce texte est un des rares textes de méthode de Marx. Il est resté un classique pour les sciences sociales contemporaines, car il synthètise des points centraux de l'épistémologie de ces sciences, comme :
- "le fait social" est un fait construit théoriquement, et pas le "fait brut";
- la connaissance du monde socio-historique est menacé notamment de deux écueils : a) l'empirisme (qui part de l'illusion que "les faits parlent d'eux-mêmes", que "la réalité parle d'elle-même" sans recours à des médiations conceptuelles : c'est "la première méthode" stigmatisée par Marx), et b) le théoricisme, une "déviation" en quelque sorte de "la deuxième méthode" (la vrai méthode scientifique pour Marx), incarnée par Hegel, qui tombe dans l'illusion inverse d'un autoengendrement du concept sans contact avec "le concret", avec l'expérience, avec "l'enquête empirique" diraient les sciences sociales.
Ce texte nous oriente alors vers un refus de ce que certains sociologues appellent "le réalisme du concept", c'est-à-dire la confusion entre la réalité et son concept. Par exemple, "le capitalisme" ne serait pas, dans cette perspective, un "fait brut", "la réalité", mais un fait théoriquement construit. Les concepts seraient des filtres, un tamis qui ne retiendraient de la réalité observée que des éléments les plus significatifs de leur point de vue. "Le capitalisme" comme "concret pensé" serait donc une grille d'analyse qui organiserait l'intelligibilité du réel autour de tendances fortes.
A partir de là, le débat avec SELS tourne autour de la discussion de deux hypothèses : 1°) les tendances principales structurant le réel social-historique sont appréhendées par le concept de "capitalisme", dotant d'une intelligibilité "la totalité" des rapports sociaux (dans quelques lignes suivant l'extrait cité Marx parle de "la totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé"), en tant que reliés "en dernière instance" au fonctionnement dudit "système"; et 2°) le concept de "capitalisme" saisit une des tendances principales à l'oeuvre dans le réel social-historique de nos sociétés contemporaines, mais ne permet pas de penser dans une totalité "systémique" et "fonctionnelle" l'ensemble des rapports de domination (ce que suggère l'oeuvre, inachevé de ce point de vue, de Bourdieu). Voilà pour la question des outils de la critique sociale (et des hypothèses théoriques sous-jacentes).
Pour ce qui est de la politique, il ne va pas de soi (en-dehors des auto-proclamations, des identités et des certitudes installées) que la première hypothèse soit plus "révolutionaire". Car elle croit qu'elle a résolu le principal dans l'histoire de l'oppression dans les sociétés humaines en abolissant "le capitalisme". Alors que la seconde (la selsienne) nous dit : abolir "le capitalisme" c'est bien, mais le travail contre l'oppression (contre les oppressions) est loin d'être déterminé; il faut être plus "radical", car il y a plusieurs "racines" à extirper. Cette seconde variante a quelques indices dans notre expérience historique, quand on examine l'histoire des expériences dites "révolutionnaires" au XXe siècle ou simplement le fonctionnement des organisations dites "révolutionnaires" (les libertaires ont ici quelques intuitions d'avance, selon SELS). Mais "ça se discute" comme on dit à la télé. Sauf pour ceux pour qui les questions sont définitivement close, pour lesquels la messe est dite.
Mais Marx n'avait-il pas pour devise : "il faut douter de tout" ("Connais-toi toi-même", jeu de société en forme de questionnaire rempli par Marx, repris dans Pages de Karl Marx (présentées par Maximilien Rubel), tome 1 : "Sociologie critique", Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1970, p.95).
"Nous insisterons sur ce fait qu'on ne peut se prévaloir d'un esprit scientifique tant qu'on n'est pas assuré, à tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. Seuls les axes rationnels permettent ces reconstructions", ajoutait pas mal d'années plus tard Gaston Bachelard pour définir la démarche rationnaliste (L